Soft Skills

L’entretien touche à sa fin. Cela fait une heure déjà que Khadi­ja fait le point sur l’année écoulée avec Khaled. Les résul­tats opéra­tionnels sont bons. Il faut dire qu’il dis­pose d’un excel­lent CV : for­ma­tion dans une bonne école, major de sa pro­mo­tion, plusieurs expéri­ences dans des boîtes pres­tigieuses… Le can­di­dat idéal, en somme. Pour­tant, Khadi­ja se sent mal à l’aise. Il lui reste un point à cou­vrir avec Khaled : sa rela­tion aux autres. Elle craint sa réac­tion. Très orgueilleux et com­bat­if, il a déjà refusé d’entendre par le passé. Pour lui, la fin jus­ti­fie les moyens, et s’il y a de la casse en route, c’est que les autres ne fai­saient pas l’affaire.

C’est entre-autre dans l’espoir de régler ce genre de sit­u­a­tions que les for­ma­tions dites « Soft Skills » ont envahi nos plans de for­ma­tion. Com­mu­ni­ca­tion, man­age­ment, ges­tion du temps, ges­tion du stress, réso­lu­tion de prob­lèmes, créa­tiv­ité, coor­di­na­tion…, toutes ces thé­ma­tiques por­tent la promesse d’un change­ment pro­fond et rapi­de des par­tic­i­pants qui lui sont con­fiés. Mal­heureuse­ment, trop sou­vent, les résul­tats ne sont pas à la hau­teur des espoirs placés dans ces pro­grammes. Com­ment avons-nous pu nous échouer à ce point ? Où nous sommes-nous trompés ? Qu’aurions-nous dû faire ? Je pense que bon nom­bre d’entreprises ten­tent de résoudre par la for­ma­tion des prob­lèmes qu’elles ont elles-mêmes créés.

Repar­tons d’une déf­i­ni­tion sim­ple d’une entre­prise : « Un ensem­ble de per­son­ne autour d’un pro­jet com­mun. » Je pense que, glob­ale­ment, nous pou­vons nous enten­dre sur cette déf­i­ni­tion. Pour­tant, cette sim­ple déf­i­ni­tion pré­sup­pose un cer­tain nom­bre de choses, comme le fait d’avoir un pro­jet com­mun, c’est-à-dire un pro­jet que tout le monde com­prend de la même façon et auquel cha­cun par­ticipe de façon cohérente. Par ailleurs, c’est aus­si un « groupe humain » qui œuvre ensem­ble. Ce n’est pas qu’une « somme d’individus ». Déjà, à ce niveau, beau­coup d’erreurs sont com­mis­es, ce qui mène à l’apparition de com­porte­ment, d’attitudes ou de pra­tiques dom­mage­ables pour l’entreprise. Est-ce que le pro­jet d’entreprise est clair ? Est-il sincère­ment partagé par cha­cun ? A‑t-on pris soin, pour for­mer l’équipe, de choisir des per­son­nes au poten­tiel humain adéquat, des per­son­nes qui s’harmonisent bien, des per­son­nes capa­bles de fonc­tion­ner effi­cace­ment et sere­ine­ment ensem­ble ? Ou, lors du recrute­ment, avons-nous accordé un poids trop impor­tant au diplôme, aux expéri­ences passées… ? S’il en est ain­si, l’objectif de la for­ma­tion serait de redress­er ce qui a été tor­du à la base. Mis­sion com­plexe, dif­fi­cile, voire impos­si­ble en deux jours d’animation.

Car la for­ma­tion « n’opère pas la trans­for­ma­tion » ! Si la for­ma­tion peut apporter de la com­préhen­sion et des out­ils, elle ne peut garan­tir le change­ment. Parce que le change­ment est une dynamique qui doit être décidée par la per­son­ne intéressée. Il y a fon­da­men­tale­ment deux raisons pour lesquelles le change­ment ne s’opère pas.

La pre­mière est que le change­ment réclame de la per­son­ne de prêter atten­tion à ce qu’elle fait, d’en faire l’autocritique, puis de met­tre con­sciem­ment de l’énergie dans ce qu’il devrait pra­ti­quer à la place. En d’autres ter­mes, elle doit être capa­ble de mar­quer un temps d’arrêt. Mal­heureuse­ment, le faire est très impor­tant, mais ce n’est pas urgent. La per­son­ne relègue donc cette action à plus tard, lorsqu’elle aura un moment de temps. Le prob­lème, c’est que ce moment n’arrivera jamais, car le monde de la demande (ce qui est urgent et impor­tant) ne s’arrête jamais. Et c’est très dom­mage, parce que chang­er est encore plus impor­tant que les tâch­es aux­quelles la per­son­ne se con­sacre, mais ce n’est pas urgent… Jusqu’au jour où c’est trop tard.

La deux­ième rai­son tient au fait que la dernière chose que l’environnement de la per­son­ne désire, c’est qu’elle change. Beau­coup souf­frent peut-être de la sit­u­a­tion, mais cha­cun a trou­vé un équili­bre dans cette souf­france. Le change­ment apporte de l’incertitude, de l’inquiétude.

C’est pour ces deux raisons que la for­ma­tion n’opère pas la trans­for­ma­tion. Sauf si un relai effi­cace est pris par le man­age­ment dès la sor­tie de la for­ma­tion.

Cette erreur de cast­ing à l’entrée n’est pas la seule erreur que l’entreprise puisse com­met­tre. Une autre est la poli­tique d’évolution dans l’entreprise, et surtout le choix des mem­bres de la ligne hiérar­chique. Qu’est-ce qui influ­ence le choix d’un can­di­dat dans l’investiture d’un poste de man­age­ment ? L’entreprise choisit-elle les bonnes per­son­nes pour les bonnes raisons ? Trop sou­vent encore, l’évolution de car­rière ne se conçoit que dans la ligne hiérar­chique. Or, devenir man­ag­er, c’est chang­er de méti­er. Cela réclame d’autres apti­tudes que l’expertise. En met­tant en place des experts dans des fonc­tions de man­age­ment, ces derniers con­tin­u­ent à dévelop­per leur exper­tise, pen­sant que c’est ain­si qu’on évolue dans sa car­rière, plutôt que la dimen­sion pro­pre au man­age­ment. Nous pour­rions écrire tout un arti­cle sur la con­fu­sion entre « expert » et « man­ag­er ». Dis­ons sim­ple­ment que cette erreur est pro­fondé­ment ancrée dans notre tis­su économique et qu’elle est à la base de bon nom­bre de prob­lèmes que nous ten­tons ensuite de régler à tra­vers des for­ma­tions cen­trées sur les Soft Skills. Mais, comme le dit le proverbe, « on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif ».

Dans le lan­gage com­mun, nous avons pris l’habitude de dis­tinguer la « vie pro­fes­sion­nelle » de la « vie privée ». Le prob­lème, c’est que nous n’avons qu’« une vie ». Notre acharne­ment à vouloir penser l’humain dans le con­texte étroit du « pro­fes­sion­nel » repose sur des pré­sup­posés tout autant caducs que dom­mage­ables. Dans ce monde devenu glob­ale­ment ultra-libéral, y a‑t-il vrai­ment un seul être humain qui vienne tra­vailler pour max­imiser la rémunéra­tion du cap­i­tal ? Per­son­ne. Pour­tant, nous avons mis les êtres en con­cur­rence. Nous avons même créé un « marché de l’emploi » où, qu’on le veuille ou non, tout est fait pour avoir des can­di­dats bien nor­més et par­faite­ment inter­change­ables. La dif­férence a de moins en moins sa place au sein de nos entre­pris­es. Je ne par­le pas ici des com­pé­tences métiers. Au bout du compte, cha­cun ren­tre dans un jeu dans lequel l’objectif est de tir­er égoïste­ment le max­i­mum pos­si­ble à son prof­it, et ce, sou­vent au détri­ment des autres. Au final, cela brise la notion de « groupe humain » et ramène l’entreprise à une « somme d’individus », ce qui est con­traire à la notion même d’une entre­prise. Si nous devions offrir des out­ils issus des Soft Skills à de telles per­son­nes, au ser­vice de quoi les met­traient-ils ? De leur car­rière, très prob­a­ble­ment, et non au ser­vice des autres. L’entreprise porte donc une lourde respon­s­abil­ité dans le choix des can­di­dats à des for­ma­tions en Soft Skills, car c’est offrir de la force à tra­vers des moyens poten­tielle­ment manip­u­la­toires à des per­son­nes qui, selon leurs incli­naisons, les met­tront au ser­vice de l’évolution et de l’épanouissement du plus grand nom­bre, ou au ser­vice de leur pro­pre ascen­sion, avec tous les dégâts poten­tiels que cela sup­pose.

Dans ce cadre, il nous resterait beau­coup d’erreurs stratégiques à abor­der, erreurs qu’on con­tin­ue de vouloir résoudre à tra­vers l’évolution des Soft Skills dans l’entreprise. Mais il ne suf­fit pas de chang­er l’emballage pour qu’un pro­duit décrié devi­enne bon. Avant de vouloir for­mer les gens, peut-être devri­ons-nous œuvr­er à chang­er nos par­a­digmes économiques et pro­fes­sion­nels.