Rénover pour maintenir le cap

Arti­cle paru dans le jour­nal Le Matin le 17 juin 2013

Le change­ment ou la réno­va­tion fait par­tie inté­grante de notre vie de tous les jours et le monde pro­fes­sion­nel ne déroge pas à la règle surtout en ces temps de crise.

Pour main­tenir le cap, relever les défis économiques et obtenir des résul­tats per­for­mants, il est néces­saire et cru­cial d’a­gir à dif­férents niveaux de l’en­tre­prise ou de l’or­gan­i­sa­tion, d’où la notion de « con­duite du change­ment », ou « Change Man­age­ment ». Ce con­cept a pour final­ité de ren­dre facile et sou­ple le proces­sus de trans­for­ma­tion lié à la mise en place de pro­jets inno­vants. Selon Philippe Beau­jean, con­sul­tant, for­ma­teur & coach : « Dans le monde qui est le nôtre, où la ratio­nal­ité règne en maître absolu, nous cher­chons tou­jours à nous repos­er sur des proces­sus bien for­matés. Le change­ment n’a pas échap­pé à cette façon de faire, et cer­tains auteurs, comme John Kot­ter, l’ont même mod­élisé. La con­duite du change­ment est vue aujour­d’hui comme le déroule­ment d’un proces­sus qui garan­tit le change­ment. En général, ce proces­sus est con­duit par une équipe de pro­jet ». Néan­moins, le prob­lème qui se pose avec acuité est com­ment réus­sir le change­ment ? « Le prob­lème, ce ne sont pas ces mod­èles qui relèvent pour la plu­part du bon sens et qui sont inspirés par l’ex­péri­ence qu’ont engrangé les auteurs. Le prob­lème, c’est que beau­coup de chefs de pro­jet cherchent à met­tre ces mod­èles en œuvre de façon sys­té­ma­tique, sans com­pren­dre ou chercher à com­pren­dre toute la com­plex­ité qu’il peut y avoir der­rière. De plus, rares sont ceux qui sont armés d’une vision holis­tique des choses et d’une com­préhen­sion fine de la façon dont l’hu­main fonc­tionne », atteste M. Beau­jean. Et d’a­jouter que « l’en­tre­prise occulte totale­ment la dimen­sion humaine et l’im­pact sur tous les autres secteurs de l’en­tre­prise. Le périmètre du vrai pro­jet est tou­jours beau­coup plus large qu’imag­iné. Le vrai coût du pro­jet est donc bien plus impor­tant que prévu. Du moins, si l’en­tre­prise a à cœur de se dévelop­per en cohérence ». Pour bien maîtris­er ce proces­sus déci­sion­nel, l’in­vité de « Matin Emploi » fera le tour de la ques­tion tout en citant un exem­ple con­cret d’ac­com­pa­g­ne­ment réus­si. Le point.

Le Matin Emploi : Pourquoi les organ­i­sa­tions d’aujourd’hui, optent-elles pour le change­ment ? Quelles sont leurs moti­va­tions ?

J’aime me référ­er à la clas­si­fi­ca­tion qu’a faite du change­ment Gre­go­ry Bate­son, le fon­da­teur de l’é­cole de Palo Alto aux États-Unis. Je pense que cela nous per­met de mieux com­pren­dre les enjeux et les dif­fi­cultés liés au change­ment. Selon lui, il y a deux types de change­ment : les change­ments de type 1 (appelés aus­si « homéostasie »), il s’ag­it d’un change­ment où on cherche à rétablir l’équili­bre ; et les change­ments de type 2 (appelés aus­si « évo­lu­tion ») qui con­duisent l’en­tre­prise vers un nou­v­el équili­bre. Pour repren­dre l’analo­gie de l’équa­tion, dans un change­ment de type 1, on rééquili­bre l’équa­tion, tan­dis que dans un change­ment de type 2, on définit une nou­velle équa­tion.

Cer­taines entre­pris­es ont besoin de rétablir un équili­bre, en ce sens qu’il ne s’ag­it pas pour elle de faire les choses fon­da­men­tale­ment dif­férem­ment. D’autre, par con­tre, cherchent d’autres façons de faire.

Ces deux types de change­ment récla­ment des capac­ités min­i­males dif­férentes au sein du per­son­nel. Si on peut se con­tenter de la capac­ité à « généralis­er les con­nais­sances » pour une homéostasie, il faut par con­tre être capa­ble d’opér­er un « change­ment de par­a­digme » pour espér­er réalis­er une évo­lu­tion.
Pour moi, le change­ment de par­a­digme est au cœur du change­ment. Je con­state que c’est un exer­ci­ce très dif­fi­cile pour une entre­prise, car cela réclame d’elle de remet­tre en doute ou en ques­tion son suc­cès actuel.

L’un des exem­ples récents le plus mar­quant pour moi, c’est Kodak. Lorsque j’é­tais enfants, deux mar­ques se dis­putaient le marché : le géant Kodak et son rival Agfa. Je me rap­pelle qu’on ame­nait les bobines chez le pho­tographe qui nous impri­mait sur papi­er glacé le sou­venir immuable de nos vacances …
Aujour­d’hui, Kodak est une entre­prise en dif­fi­culté. Pourquoi ? C’est sim­ple : Kodak n’a pas su pren­dre le tour­nant de la pho­togra­phie numérique. Para­doxale­ment, et peu le savent, c’est Kodak qui a créé la pho­togra­phie numérique. Lorsqu’un par­a­digme change, ce qu’il faut com­pren­dre, c’est que toute la com­péti­tion est remise à zéro. Peu importe qu’on fusse en posi­tion dom­i­nante ou qu’on engrange de forts div­i­den­des. Certes, quand un par­a­digme change, le suc­cès per­dure quelque temps, mais il masque le retourne­ment de sit­u­a­tion. Lorsque le suc­cès com­mence à avoir du plomb dans l’aile, c’est déjà trop tard.
Kodak n’est pas le pre­mier, ni ne sera le dernier, à être vic­time d’un change­ment de par­a­digme. Pour ceux qui ont con­nu cette révo­lu­tion, penser à l’hor­logerie suisse. Du jour au lende­main, elle passe de 60 % de parts de marché (et 90 % des prof­its) à 18 %. Pourquoi ? L’ar­rivée de la mon­tre élec­tron­ique. Or ce sont les suiss­es eux-mêmes qui l’ont inven­tée. Mais, ils furent inca­pables de voir dans cette inven­tion le nou­veau par­a­digme de la mesure du temps. Pire, ils ne l’ont même pas brevetée.

Si chang­er de par­a­digme à titre indi­vidu­el est dif­fi­cile, que dire lorsqu’il s’ag­it d’im­pli­quer toute une organ­i­sa­tion ?

Main­tenant, le con­traire est vrai aus­si. Sur quel avenir radieux l’en­tre­prise s’ou­vre-t-elle en décou­vrant le par­a­digme qui deviendrait la règle demain ? C’est tout l’en­jeu des fonc­tions « stratégie » dans l’en­tre­prise.
Ce sim­ple fait devrait plaider pour l’a­ban­don du par­a­digme mal­heureuse­ment trop présent dans le pays qui con­siste à « Copi­er-Coller » ce que d’autres font bien, sans néces­saire­ment savoir com­ment ni pourquoi.
Mais pour y par­venir, nous devri­ons tous dépass­er un autre par­a­digme. Lorsque je demande aux direc­tions d’en­tre­prise com­ment leur société peut devenir leader mon­di­al sur son marché, j’es­suie gros éclat de rire puis j’en­tends invari­able­ment : « mais enfin, nous sommes maro­cains… » Ce à quoi je réponds sys­té­ma­tique­ment : « et alors ? »…

Le Matin Emploi : À votre avis, en quoi la tran­si­tion répond-elle aux besoins de l’entreprise maro­caine face aux enjeux actuels ?

Je pense que le Maroc a entre les mains de très belles oppor­tu­nités. Encore faut-il en faire quelque chose, et même quelque chose de bien. Je pense que le pays a tout ce qu’il faut pour réus­sir et compter un jour par­mi les pays qui comptent économique­ment. Les gens sont glob­ale­ment bien for­més. Sans angélisme, je pense que l’ar­gent est là, puisque l’of­fice des changes tra­vaille à le main­tenir dans le pays. Il y a abon­dance de main d’œu­vre. De plus, je pense que le Maroc jouit d’une sit­u­a­tion géo­graphique favor­able. Je con­sid­ère que le Maroc est un peu la tête de pont vers deux mon­des : l’Afrique et le monde arabo-musul­man.

En même temps, je pense que cer­tains de nos com­porte­ments et que cer­taines de nos atti­tudes sont de nature à nous priv­er de cette chance extra­or­di­naire qui est à nos portes. La prin­ci­pale, et la plus dif­fi­cile à faire évoluer, c’est notre inca­pac­ité à nous remet­tre en ques­tion per­son­nelle­ment. Lorsque nous nous écou­tons, tout ce qui se passe est tou­jours la faute d’un autre ou d’une sit­u­a­tion. D’ailleurs, n’est-ce pas le train qui est par­ti sans nous ou le réveil qui n’a pas son­né ? Si nous ne pou­vons nous remet­tre per­son­nelle­ment en ques­tion, si donc nous nous con­sid­érons par­faits, aucun pro­grès ni aucune évo­lu­tion n’est pos­si­ble.

Cela pour­rait faire l’ob­jet d’un autre développe­ment un jour. En quelques mots, je pense que nos habi­tudes, que l’on défend habituelle­ment en met­tant en avant l’ex­cep­tion cul­turelle maro­caine, sont un frein majeur à notre évo­lu­tion. Lorsque j’é­tais à HEC, j’ap­pre­nais que la con­fi­ance est un élé­ment essen­tiel au développe­ment des affaires, et donc de l’é­conomie. Or, j’ob­serve que c’est ce qui manque le plus aujour­d’hui. Nous n’avons pas con­fi­ance entre nous. Et lorsque j’analyse cela, il me sem­ble que l’o­rig­ine est déjà à trou­ver dans notre façon de com­mu­ni­quer ensem­ble. À tra­vers les sémi­naires de com­mu­ni­ca­tion que je donne, je peux mesur­er com­bi­en les habi­tudes sont pro­fondé­ment ancrées. J’ob­serve qu’il est très dif­fi­cile pour les par­tic­i­pants de se défaire de cette façon de faire. Vous voyez l’am­pleur de la tâche si nous devons chang­er ? Or, avons-nous le choix de le faire ? Ou plus exacte­ment, quelles seront les con­séquences con­crètes de nos choix ?

Pour relever ce défi, je pense qu’il est néces­saire de tra­vailler à tous les niveaux. Et le monde de l’en­tre­prise, dans sa dimen­sion citoyenne, peut avoir sa part de tra­vail à faire. Dans ces temps où de plus en plus d’en­tre­pris­es aspirent à la cer­ti­fi­ca­tion RSE (Respon­s­abil­ité Sociale (et Socié­tale) des Entre­pris­es), ce serait bien d’avoir des entre­pris­es citoyennes engagées dans le change­ment de com­porte­ment et d’at­ti­tude.

Le Matin Emploi : Tout n’est pas si som­bre tout de même ?

Certes. Mais il y a aus­si les choses qu’on refuse de voir. Un con­frère, en qui j’ai pleine con­fi­ance, me con­fi­ait il y a quelques temps qu’au Maroc, au sein d’une seule et même entre­prise, en 2010, vingt-qua­tre per­son­nes se sont ôtées la vie. Alors peu importe les chiffres. Un peu plus ou un peu moins. Même un seul cas, ce serait un cas de trop. L’im­por­tant, c’est de com­pren­dre que les prob­lèmes psy­choso­ci­aux ne sont pas l’a­panage de la France ou d’autres pays dits indus­tri­al­isés. Cela existe aus­si ici. Si nous devions appren­dre demain qu’un agricul­teur est mort sur son champ parce que ce dernier est devenu tox­ique, nous trou­ve­ri­ons cela absurde, n’est-ce pas ? Or le champ de l’homme mod­erne, c’est l’en­tre­prise, et celui-ci est devenu tox­ique.
Ce qui ras­sure, c’est que la psy­cholo­gie pos­i­tive nous apprend qu’il existe des solu­tions qui font à la fois le bon­heur de l’en­tre­prise et celui de ses col­lab­o­ra­teurs.

Le pre­mier par­a­digme à chang­er, selon moi, c’est la con­cep­tion répan­due de ce qu’est un man­ag­er. Ceux que l’on nomme « man­ag­er » ne sont sou­vent, à mes yeux, que des « experts ».
Le change­ment, ou sa con­duite, n’est pas une spé­cial­ité en tant que telle. Elle fait pour moi par­tie d’un tout plus vaste, indis­so­cia­ble et cohérent. C’est la rai­son pour laque­lle la cer­ti­fi­ca­tion de man­ag­er-coach que nous offrons se fait dans la durée et intè­gre à la fois le man­age­ment, la con­duite du change­ment, la ges­tion des risques psy­choso­ci­aux, la com­mu­ni­ca­tion et le coach­ing. À tra­vers cette for­ma­tion, nous ten­tons d’of­frir au marché de véri­ta­bles man­agers, des man­agers à la hau­teur de leur tâche et de leurs respon­s­abil­ités. Nous ten­tons ain­si de recon­stru­ire une spi­rale ascen­dante vertueuse.

Le Matin Emploi : Devant ce con­stat, quels sont les principes à respecter pour chang­er ?

Avant tout inté­gr­er la réflex­ion sur la con­duite du change­ment dès l’énon­cé d’un pro­jet. Prenez une feuille de papi­er, énon­cer votre pro­jet puis tracez deux colonnes. Dans la pre­mière, vous écrivez, comme à l’habi­tude, tout ce que le pro­jet implique au niveau tech­nique, dans la sec­onde, vous con­sid­érez déjà la con­duite du change­ment. L’im­por­tant, c’est d’an­ticiper au max­i­mum. Au plus on a du temps, au plus le change­ment se fait en douceur et en cohérence.

En 2005–2006, je tra­vail­lais sur une grosse mis­sion CRM pour compte d’une grande multi­na­tionale de l’avion­ique. Or la direc­tion de l’en­tre­prise nous fit savoir que les syn­di­cats ne voulaient pas en enten­dre par­ler. Dif­fi­cile comme sit­u­a­tion, n’est-ce pas ? Com­ment met­tre en place quelque chose dont on ne peut par­ler ?

Comme les travaux tech­niques pré­para­toires devaient dur­er six mois, nous en avons prof­ité pour repren­dre en main absol­u­ment toute la com­mu­ni­ca­tion de l’en­tre­prise et nous avons com­mencé à faire vivre en arrière-plan, dans le décor, des élé­ments du CRM. C’est un peu comme si on pre­nait une pho­to de la famille et que dans l’ar­rière-plan traîne un minaret ; l’im­por­tant, c’est la famille ; on ne remar­que pas spé­ciale­ment l’élé­ment archi­tec­tur­al.
Pen­dant six mois, nous avons tout douce­ment et sub­tile­ment rap­proché ces élé­ments vers l’a­vant-plan. Par exem­ple, lorsqu’on par­lait de l’ou­vri­er du mois dans le jour­nal d’en­tre­prise, on glis­sait des raisons issues de bonnes pra­tiques du CRM, sans jamais en pronon­cer le nom.
Au bout de six mois, lorsque l’en­tre­prise a revu les syn­di­cats, elle leur a dit qu’elle souhaitait dévelop­per un ensem­ble de com­porte­ments et d’habi­tudes de tra­vail en faveur de leurs clients. À l’énon­cé des com­porte­ments en ques­tions, les syn­di­cats étaient con­va­in­cus d’avoir tou­jours tra­vail­lé ain­si et d’avoir donc fait du CRM sans le savoir.
C’é­tait gag­né, nous pou­vions doré­na­vant tous avancer main dans la mise en œuvre d’une approche CRM ambitieuse et effi­cace.

Le Matin Emploi : Com­ment à votre avis man­ag­er les phas­es de tran­si­tions rich­es en ambiguïtés ? Sur quels points pré­cis le man­ag­er devrait met­tre l’accent ?

C’est tout l’art de gér­er l’hu­main. C’est pourquoi nous trou­vons sou­vent les chefs de pro­jet trop jeunes. Ce ne sont pas leurs com­pé­tences tech­niques qui sont ici en cause, mais la pro­fondeur de leur expéri­ence. Le change­ment va devoir s’opér­er dans des strates de dif­férents âges. À 25 ou à 30 ans, le préfrontal vient à peine de se dévelop­per. On n’a pas encore beau­coup vécu. L’empathie est rarement bien dévelop­pée. Com­ment com­pren­dre et accom­pa­g­n­er des pans com­plets de pop­u­la­tion alors que notre his­toire per­son­nelle ne pos­sède pas de sit­u­a­tion de référence qui puisse nous per­me­t­tre de com­pren­dre un tant soit peu ce qui se passe pour les hommes et les femmes de l’en­tre­prise ?

Je pense, sans l’om­bre d’un doute, que le suc­cès repose sur la ligne man­agéri­ale et les qual­ités man­agéri­ales des respon­s­ables. Pour cela, ils doivent quit­ter la pos­ture d’ex­pert pour endoss­er celle de man­ag­er pleine­ment investi au milieu de ses col­lab­o­ra­teurs, voire dévelop­per celle de man­ag­er-coach.

Les man­agers doivent avoir à cœur de créer un cli­mat de con­fi­ance, un envi­ron­nement ras­sur­ant où l’er­reur a sa place, de même que le doute ou la peur. Un périmètre où il est per­mis d’ap­pren­dre. Pour nous, l’une des respon­s­abil­ités majeures d’un man­ag­er est de se préoc­cu­per de la mon­tée en com­pé­tence de ses col­lab­o­ra­teurs. C’est ce qui manque le plus sou­vent et qui va de pair mal­heureuse­ment avec leur déser­tion du ter­rain.

Par ailleurs, il est essen­tiel de pra­ti­quer une « com­mu­ni­ca­tion pos­i­tive » et de lever les dou­bles con­traintes. Appren­dre à dessin­er ce qu’on veut dans l’e­sprit des gens, plutôt que ce qu’on ne veut pas.
Une grande entre­prise maro­caine dans laque­lle j’in­ter­ve­nais en 2008 tenait très con­crète­ment le dis­cours suiv­ant à son per­son­nel : « Le train est en gare. Il est occupé à sif­fler. Ceux qui res­teront sur le quai, tant pis pour eux ». Ce à quoi le per­son­nel répondait virtuelle­ment : « Je con­nais bien la gare, j’y viens tous les jours. J’en­tends en effet le train sif­fler. Mais il va où le train ? ».

Le Matin Emploi : Con­crète­ment, quels sont les dis­posi­tifs à met­tre en œuvre pour réelle­ment s’adapter à cette sit­u­a­tion en ter­mes de ressources humaines ?

Pour moi, for­mer et coach­er. Je suis con­sul­tant, for­ma­teur et en pos­ture de coach depuis plus de vingt ans, et je sais que la for­ma­tion, du moins la for­ma­tion « com­porte­men­tale » ne fonc­tionne pas si le béné­fi­ci­aire de la for­ma­tion n’est pas accom­pa­g­né une fois ren­tré dans son périmètre. En principe, ce devrait être le rôle du man­ag­er que d’ac­com­pa­g­n­er son col­lab­o­ra­teur dans la mise en œuvre de ce qu’il a appris au cours de la for­ma­tion. Cela doit être pro­gres­sif, à la fois pour le col­lab­o­ra­teur, mais aus­si pour son envi­ron­nement, au risque sinon de subir un rejet défini­tif de sa per­son­ne du groupe.

Face à la carence ou « l’in­com­pé­tence » des man­agers actuels dans l’ac­com­pa­g­ne­ment, le coach­ing de per­for­mance peut pren­dre le relais.

Par ailleurs, les entre­pris­es peu­vent aus­si entamer une vraie réflex­ion sur le choix de leurs man­agers. Je com­prends, et il est légitime, que cha­cun veuille voir sa car­rière pro­gress­er. Or, le plus sou­vent, la seule voie qui s’ou­vre est celle du man­age­ment alors que les gens n’en ont pas spé­ciale­ment le pro­fil. Ce qu’il faut se rap­pel­er, c’est qu’une entre­prise a besoin de man­agers pour con­duire les opéra­tions, être en maîtrise des résul­tats et faire tra­vailler les gens ensem­ble. Elle a besoin aus­si d’ex­perts. Je plaide depuis quinze ans au moins dans les entre­pris­es pour qu’elles com­men­cent à envis­ager ces deux fil­ières d’évo­lu­tion.

Il est urgent aus­si de chang­er de com­porte­ment et d’at­ti­tude. Il est temps de remiser l’orgueil et l’é­goïsme, ces deux défauts qui me sem­blent être à l’o­rig­ine de l’essen­tiel de maux que nous vivons aujour­d’hui, et qui sont aus­si le frein majeur au change­ment. La chose qui me sur­prend le plus au Maroc, c’est que ce sont sou­vent ceux qui nous payent, enten­dez par là les direc­tions d’en­tre­pris­es, qui sont les pre­mières à résis­ter au change­ment.

Pour le reste, dévelop­per une cul­ture et une « per­son­nal­ité morale » d’en­tre­prise pos­i­tive. Un vrai défi qui, lorsqu’il est cor­recte­ment relevé, s’avère être un véri­ta­ble avan­tage, car il agit comme un sou­tien au change­ment et à la prise de déci­sion cohérente.

Appren­dre aus­si à dire ce que l’on veut plutôt que ce qu’on cherche à éviter. Lever les dou­bles con­traintes. Dévelop­per l’assertiv­ité. Et surtout, surtout, si on est man­ag­er, dévelop­per un intérêt sincère pour les autres.

Si elle s’ap­plique sur ces change­ments, je pense qu’alors l’en­tre­prise, et le Maroc, auront pris une option sérieuse sur le suc­cès et le développe­ment économique aux­quels légitime­ment ils aspirent.

Le Matin Emploi : En tant qu’expert en la matière, pour­riez-vous nous révéler un mod­èle d’accompagnement du change­ment bien réus­si ?

Je par­ticipe pour l’in­stant à une mis­sion au sein d’une insti­tu­tion finan­cière en Côte d’Ivoire. Le monde du tra­vail m’y sem­ble avoir des simil­i­tudes avec ce qu’on ren­con­tre au Maroc. Par con­tre, il jouit d’un avan­tage selon moi, c’est une cer­taine sim­plic­ité et la capac­ité de son man­age­ment d’en­ten­dre des mes­sages dif­fi­ciles.

Le diag­nos­tic vient d’être posé. Il est clas­sique. En même temps, les con­stats sont sévères. En gros, les col­lab­o­ra­teurs créent peu de valeur. Pourquoi ? Parce que le man­age­ment ne man­age pas. Par ailleurs, ce dernier ne dis­posent pas d’un sys­tème de man­age­ment effi­cace et les pra­tiques du man­age­ment, après mesure, sont à la ramasse. Pire, les prin­ci­paux man­agers ne sont même pas alignés sur les pri­or­ités de la Direc­tion générale. Et pour couron­ner le tout, les flux opéra­tionnels sont gan­grenés par d’abon­dants prob­lèmes.

Ce qui a per­mis à l’en­tre­prise de pou­voir mieux enten­dre le diag­nos­tic, c’est que ce dernier est factuel. Ce sont des chiffres, des obser­va­tions, des con­stats. Forts de ces élé­ments, nous con­clu­ons que nous avons typ­ique­ment affaire à une entre­prise qui a gran­di trop vite et qui a besoin main­tenant de s’or­gan­is­er et de se sta­bilis­er avant d’a­vancer à nou­veau. C’est une sit­u­a­tion clas­sique que tout entre­prise qui croît ren­con­tre un jour.

Ce qui fait, selon moi, le suc­cès de ce pro­jet, c’est l’é­coute de la Direc­tion, et sa capac­ité à enten­dre. L’idée n’est pas d’en­doss­er les erreurs ou de juger tel ou tel coupable de con­tre-per­for­mance, mais de tir­er les leçons et d’a­vancer.

Par ailleurs, il faut soulign­er que cette direc­tion a eu un grand courage cul­turel. Nous avons pu observ­er que la société ivoiri­enne a un mode de fonc­tion­nement plutôt féo­dal. Ce mode de fonc­tion­nement trou­ve bien évidem­ment sa place dans le monde du tra­vail, avec pour con­séquence que les sub­al­ternes se taisent. Ce sont les chefs qui « savent », même si ce sont les sub­al­ternes qui, dans les faits, vivent l’ex­péri­ence.
Il nous est apparu qu’il serait impor­tant de libér­er la parole et d’avoir une com­mu­ni­ca­tion con­struc­tive à dou­ble sens dans l’en­tre­prise. La direc­tion a embrayé sur notre propo­si­tion et s’est mise à l’é­coute de ce qu’ont à lui appren­dre ses col­lab­o­ra­teurs. Aujour­d’hui, la direc­tion est restée la gar­di­enne de la vision, mais les employés, qui sont les témoins de sa mise en œuvre, remon­tent le retour d’ex­péri­ence tout en étant force de propo­si­tion con­struc­tive.

Depuis, la direc­tion donne l’ex­em­ple et est très présente sur le ter­rain pour mon­tr­er son impli­ca­tion, mais aus­si pour partager sa vision du con­cept d’af­faires. Elle s’im­plique, elle est vis­i­ble et elle est à l’é­coute. Cette direc­tion qui agit comme un mod­èle à suiv­re est, à n’en pas douter, l’une des clés majeures de la réus­site de ce beau pro­jet.

Pour cette entre­prise, il s’ag­it aujour­d’hui de se recon­stru­ire en cohérence à la taille qui est dev­enue la sienne, le tout en revis­i­tant le pro­jet d’en­tre­prise. L’idée n’est pas de chang­er de pro­jet d’en­tre­prise, mais bien de sor­tir de cer­tains par­a­digmes qui ont généré des pré­sup­posés poten­tielle­ment dom­mage­ables.

C’est pourquoi une feuille de route a été dess­inée afin de per­me­t­tre à l’en­tre­prise de se recon­stru­ire en cohérence. Il ne s’ag­it donc pas de brûler les étapes.

Le point de départ qui a été fixé est de redéfinir une vision, en inté­grant les infor­ma­tions du marché et la final­ité du pro­jet d’en­tre­prise. Ensuite, dérouler l’ob­jec­tif jusqu’à tout en bas dans l’or­gan­i­sa­tion, et le faire remon­ter pour véri­fi­er la cohérence des décli­naisons qui en ont été faites. Ensuite, il s’a­gi­ra de défini­tive­ment budgéter le tout, avant de pass­er très con­crète­ment au change­ment sur le ter­rain.

Un pro­jet de cette ampleur ne va pas sans volet infor­ma­tique. Pour­tant, la direc­tion a accep­té de d’abord valid­er les con­cepts à tra­vers des flux de tra­vail fondés sur des papiers. Ce n’est qu’une fois les proces­sus sta­bil­isés qu’on passera à l’in­for­ma­ti­sa­tion de ces derniers.

La con­duite du change­ment a été con­sid­érée d’emblée, et les travaux débu­tent en même temps que les travaux tech­niques pré­para­toires. Les pre­mières actions con­cerneront la ligne hiérar­chique, véri­ta­ble cour­roie de trans­mis­sion du change­ment, à tra­vers des for­ma­tions (en man­age­ment, en com­mu­ni­ca­tion …), mais aus­si à tra­vers un accom­pa­g­ne­ment sous forme de coach­ing indi­vidu­el.

Pour le reste, nous accom­pa­gnons pour l’in­stant la direc­tion dans l’ar­tic­u­la­tion de son dis­cours afin qu’il soit à la fois ras­sur­ant et mobil­isa­teur. Et surtout, surtout, nous veil­lons à ce qu’il ne cède pas à la pré­cip­i­ta­tion, c’est-à-dire vouloir résoudre les prob­lèmes d’emblée au détri­ment de la cohérence. Si ce devait se faire, comme on le voit trop sou­vent mal­heureuse­ment, les gains à court terme ne seraient qu’une sat­is­fac­tion pas­sagère, car les con­séquences seront désas­treuses : perte de la moti­va­tion du per­son­nel, perte de la con­fi­ance des col­lab­o­ra­teurs, perte des col­lab­o­ra­teurs les plus tal­entueux…

En con­duite du change­ment, il ne faut pas con­fon­dre vitesse et pré­cip­i­ta­tion.