Créer les bons leader de l’entreprise

Inter­view du jour­nal « Le Matin » en 4 juin 2012

Pour réus­sir à se dif­férenci­er dans l’u­nivers com­péti­tif d’au­jour­d’hui, il est essen­tiel pour l’en­tre­prise de priv­ilégi­er le développeem­nt de lead­ers au sein de son per­son­nel. Le poten­tiel de crois­sance d’une organ­i­sa­tion est directe­ment lié à celui de son per­son­nel. Pour devenir un leader effi­cace, il est néces­saire de s’en­tour­er d’autres lead­ers tout aus­si effi­caces. Que recèle donc la notion de Lead­er­ship ? Quel est l’ap­port de la DRH pour favoris­er le développe­ment des lead­ers ? Le Matin Emploi a con­sulté Philippe Beau­jean et Mal­go­rza­ta Saadani pour nous éclair­er sur le con­cept du lead­er­ship.

Actuelle­ment, le lead­er­ship se définit comme l’ha­bileté d’amen­er des per­son­nes à accom­plir des tâch­es volon­taire­ment, ce qui sus­cite en elles la moti­va­tion néces­saire pour qu’elles con­sacrent leurs efforts à la réal­i­sa­tion de buts com­muns. Le lead­er­ship n’est donc plus attribué à une per­son­ne. Il est le résul­tat d’une dynamique qui existe au sein des mem­bres d’une équipe.

Le matin emploi : Pour­riez-vous nous définir le con­cept de lead­er­ship ?

Selon la façon et le con­texte dans lequel on entend ce mot, divers­es déf­i­ni­tions sont avancées. Dans le cadre de mon tra­vail, je retiens du leader ce qui fait sa dif­férence avec le man­ag­er : sa com­posante plus ou moins charis­ma­tique. Pour moi, le man­ag­er se con­tente de gér­er tan­dis que le leader con­duit.

Le prob­lème, c’est que le mot « man­ag­er » s’est pop­u­lar­isé au sein de nos organ­i­sa­tions, et il est vrai, à mon grand regret, qu’on y ren­con­tre surtout des ges­tion­naires et trop peu, voire pas du tout, de respon­s­ables qui pren­nent la pleine mesure de leur fonc­tion et qui com­pren­nent ce qui est effec­tive­ment atten­du d’eux.

A décharge pour eux, nos organ­i­sa­tions n’ont pas fait grand-chose non plus pour chang­er cet état de fait. Au con­traire, j’observe qu’elles ont une propen­sion à entretenir le sys­tème.

Il est légitime de désir­er voir évoluer sa car­rière. Le mal­heur aujourd’hui, c’est que, dans l’essentiel de nos organ­i­sa­tions, seule la voie du man­age­ment est ouverte et peut offrir une recon­nais­sance hon­ori­fique et finan­cière de notre expéri­ence. Or, tout le monde n’a pas le pro­fil pour être ce qu’on appelle impro­pre­ment un bon « man­ag­er ». Pour moi, un « man­ag­er » est quelqu’un dont l’entreprise attend qu’il pro­duise et livre un résul­tat avec les ressources qui lui sont con­fiées. Et dans ces ressources, il y a des hommes et des femmes.

C’est tout le con­traire de l’« expert », dont on attend beau­coup des con­nais­sances pointues acquis­es à tra­vers son développe­ment et son expéri­ence.

Je pense qu’il y a de la place pour les deux dans une entre­prise. Dans ma car­rière, Je n’ai pas eu la chance de con­naître d’entreprise qui ait désiré ou réus­si à créer ces deux fil­ières d’évolution. C’est prob­a­ble­ment pourquoi on retrou­ve beau­coup de per­son­ne ayant un pro­fil d’« experts » dans des fonc­tions de « man­ag­er ». Pour s’en con­va­in­cre, il suf­fit de compter les « man­agers » plan­qués der­rière leur PC en train de traiter eux-mêmes des dossiers par­fois (mais pas tou­jours) réputés com­pliqués au lieu de déléguer ce tra­vail et effec­tive­ment pilot­er leurs proces­sus et leur périmètre.

Lorsque nous analysons sur le ter­rain l’usage que les man­agers en place dans les organ­i­sa­tions font de leur temps, nous espérons surtout observ­er deux choses : du man­age­ment act­if (don­ner des instruc­tions, don­ner une direc­tion, con­trôler …), et les voir se préoc­cu­per de la mon­tée en com­pé­tence de leurs col­lab­o­ra­teurs. En lieu et place, nous les voyons pass­er l’essentiel de leur temps à faire de l’administration, à être absent de leur périmètre (ils sont en réu­nion par exem­ple) ou à se sub­stituer à leurs col­lab­o­ra­teurs en effec­tu­ant des tâch­es qu’ils auraient pu déléguer. Lorsque nous par­venons à observ­er 6% de temps con­sacré au man­age­ment act­if et à l’évolution des com­pé­tences des col­lab­o­ra­teurs, nous atteignons des som­mets. On com­prend pourquoi nos organ­i­sa­tions ont de tels poten­tiels inex­ploités.

Le matin emploi : Quels sont les dif­férents styles de lead­er­ship qu’on peut ren­con­tr­er en entre­prise ?

Je sais que Daniel Gole­man entre-autre pro­pose une clas­si­fi­ca­tion des styles de lead­er­ship. Et ce n’est pas faux. L’observation est pointue et a, d’un point de vue sci­en­tifique, le mérite d’exister.

Dans le cadre de mon tra­vail, je trou­ve con­tre-pro­duc­tif de met­tre en avant une clas­si­fi­ca­tion, car ce qui est essen­tiel, c’est que tout leader ou can­di­dat leader développe son style et sa con­fi­ance en lui. Il est vain d’inviter quelqu’un à être quelqu’un d’autre. Cela bris­erait irrémé­di­a­ble­ment la magie du lead­er­ship, car il man­querait quelque chose d’essentiel : la cohérence.

Dans le cadre du coach­ing, on pour­ra évidem­ment tra­vailler à gom­mer cer­tains aspects inop­por­tuns. Il ne s’agira pas de chang­er fon­da­men­tale­ment la per­son­ne, mais sou­vent de recen­tr­er « l’usage » de cer­tains aspects de la per­son­nal­ité du leader. Ce qu’il faut com­pren­dre, c’est que le fait qu’un trait de car­ac­tère soit vu comme une qual­ité ou un défaut dépend totale­ment du con­texte. Par exem­ple, si je ne dépense pas beau­coup d’argent, je serai vu comme avare si je suis riche, mais économe si je suis mod­este.

Je pense qu’il est essen­tiel d’apprendre à exploiter ses points forts. Nous vivons dans des cul­tures où, mal­heureuse­ment, il est de bon ton de recon­naitre et d’accepter ses défauts ou ses faib­less­es tout en min­imisant ses qual­ités, car agir ain­si, c’est faire preuve d’humilité. Je trou­ve cela sui­cidaire, car on ne con­stru­it que sur des fon­da­tions solides. Or, ce qui est solide, ce sont nos points forts, nos qual­ités. Il est donc essen­tiel d’aussi les con­naitre avec pré­ci­sion, car c’est en nous reposant sur ceux-ci que nous dévelop­per­ons nos poten­tiels.

Le matin emploi : Peut-on devenir leader ou est-ce un trait de car­ac­tère inné ? Quelles sont donc les car­ac­téris­tiques intrin­sèques du leader ?

Je ne crois absol­u­ment pas que ce soit quelque chose d’inné. C’est beau­coup plus quelque chose de « cul­tivé », quelque chose que le leader a dévelop­pé. L’éducation ou le con­texte dans lequel il a gran­di peu­vent jouer un rôle majeur dans l’émergence d’un leader.

Un leader avait rarement l’intention de le devenir. D’ailleurs, j’observe que les meilleurs lead­ers (oserais-je dire les seuls véri­ta­bles lead­ers) sont des gens qui n’avaient pas pour pri­or­ité de diriger. Les qual­ités qu’ils ont dévelop­pées le furent avec d’autres inten­sions. Par­fois, ce fut pour sur­mon­ter un défaut, par­fois ils ont cher­ché à dépass­er une sit­u­a­tion, ce peut n’être aus­si que la con­séquence d’un chem­ine­ment plus per­son­nel. Sou­vent, les lead­ers sont des hommes ou des femmes qui ont dévelop­pé un intérêt sincère pour les autres. Au Maroc, j’observe d’ailleurs que bon nom­bre de lead­ers sont des per­son­nes qui ont entre­pris un chem­ine­ment religieux per­son­nel fait de crainte, de nuance, d’altruisme et de sens de la respon­s­abil­ité.

Mais peut être devons-nous con­sid­ér­er les choses plus en amont. L’expérience que j’ai aujourd’hui de l’enseignement me prou­ve que l’université ou les grandes écoles peu­vent jouer un rôle majeur dans l’émergence de lead­ers sur le marché. Pour cela, il faut revoir la rela­tion à l’étudiant, la péd­a­gogie et la pos­ture de l’enseignant. Ces deux dernières années, j’observe qu’on engrange des résul­tats plus qu’encourageants sim­ple­ment en ren­dant l’étudiant acteur de sa for­ma­tion et de son devenir, en le respon­s­abil­isant, en l’invitant à se pren­dre en main, en le sen­si­bil­isant à d’autres approches, en lui pro­posant d’autres pos­tures ou pra­tiques et en le chal­lengeant sur le sens de sa respon­s­abil­ité, dont sa respon­s­abil­ité citoyenne.

Le matin emploi : Quel est le rôle d’un leader et quelles sont ses prin­ci­pales mis­sions envers les dif­férentes cibles de l’organisation ?

Fonc­tion­nelle­ment, un leader est un « man­ag­er ». C’est donc quelqu’un dont on attend qu’il tire un résul­tat des ressources qu’on lui a con­fiées. Présent au sein de son équipe, il vit avec elle et veille à la pro­duc­tion sans encom­bre du résul­tat. Non seule­ment, il sur­veillera plan­nings et bud­gets, mais aus­si, il favoris­era la coopéra­tion, opér­era un con­trôle très réguli­er de la pro­gres­sion du tra­vail, motivera son équipe à tra­vers du feed­back posi­tif, mais cor­rig­era aus­si cer­tains points à tra­vers du feed­back dit « négatif ». En tant que per­son­ne respon­s­able, il fera état de la pro­gres­sion à ses supérieurs. Pour une bonne pro­duc­tiv­ité, les mots clés sont antic­i­pa­tion et réac­tiv­ité. Il est impos­si­ble d’être réac­t­if ou d’anticiper si on ne vit pas au milieu de son équipe ou si on se con­tente de con­trôler à postéri­ori.

Par ailleurs, être leader c’est aus­si opér­er les arbi­trages néces­saires à la bonne marche des opéra­tions, et ce en dédoua­nant les dif­férents pro­tag­o­nistes. Le leader est égale­ment le représen­tant de son périmètre et, à ce titre, l’interlocuteur priv­ilégié des autres fonc­tions ou métiers de l’entreprise.

Le matin emploi : Quelles sont, selon vous, les con­traintes que ren­con­trent les lead­ers en entre­prise ?

L’une des prin­ci­pales con­traintes d’un leader, c’est une hiérar­chie qui ne suit pas. Je ne veux pas dire que la hiérar­chie doit se pli­er au dik­tat d’un leader, loin s’en faut. Par con­tre, un leader qui émerge au cœur de l’organisation fait sou­vent peur à ses supérieurs. Ils voient en lui une men­ace. Pour peu que les mem­bres de cette hiérar­chie soient « car­riéristes » (ce qui n’arrive jamais, vous en con­vien­drez), ils fer­ont tout pour tuer dans l’œuf cette men­ace, quitte à utilis­er des moyens que le leader, habituelle­ment fidèle à son code de déon­tolo­gie, s’interdit d’utiliser.

Dans ma car­rière, j’ai peu observé ce prob­lème dans le monde anglo-sax­on. Que du con­traire, ils ont ten­dance à don­ner sa chance aux vrais lead­ers, car ils engrangent des résul­tats. Par con­tre, dans le monde latin, ou encore ici au Maroc où un mode de fonc­tion­nement empreint de féo­dal­ité est large­ment répan­du, ce prob­lème est très réel. Je trou­ve que cela prive le pays et son économie d’une richesse extra­or­di­naire. Mais peut-on espér­er voir cer­tain ne plus défendre leurs intérêts, alors même qu’ils ont peut être con­sacré toute leur car­rière et leur énergie à con­quérir leur posi­tion ? C’est d’ailleurs sou­vent une dif­férence majeure entre les deux pro­fils : le leader est large­ment soucieux des résul­tats et des intérêts de l’entreprise, alors que le car­riériste donne toute la pri­or­ité à sa pro­gres­sion, au détri­ment de l’organisation. Je me rap­pelle d’une étude qui avait été menée en France et qui soulig­nait que les man­agers con­sacrent 80 % de leur temps à gér­er leur car­rière et 20 % seule­ment à faire ce pour quoi ils sont payés. Si on accepte cela, ce qui est claire­ment le cas, c’est la preuve que notre vision, notre réflex­ion et nos juge­ments sont per­ver­tis.

Le matin emploi : Quel type de man­age­ment une entre­prise doit-elle inté­gr­er pour la ges­tion de ses lead­ers ?

Peu de choses, et peut être beau­coup à la fois. Côté organ­i­sa­tion et sys­tème de man­age­ment, à par­tir du moment où ils sont sains, il n’y a rien à ajouter. La seule chose qui peut favoris­er l’éclosion ou le développe­ment de leader, c’est la cul­ture de l’entreprise. Le prob­lème, c’est que trop peu d’organisation, en dépit par­fois de leurs efforts, sont en véri­ta­ble maîtrise de leur cul­ture et de leurs valeurs. Com­bi­en d’entreprise ont une charte de valeurs ? Com­bi­en d’entreprises ont-elles choisi autre chose que les valeurs dans lesquelles le per­son­nel se recon­naî­trait, et opté pour des valeurs ambitieuses sus­cep­ti­bles de sup­port­er le développe­ment de l’entreprise ?

Main­tenant, faut-il avoir un leader à la tête de l’organisation pour avoir une chance de voir émerg­er d’autres lead­ers ? Si ce n’est pas oblig­a­toire, j’ai tout de même la faib­lesse de penser que cela aide ample­ment.

Le matin emploi : Quels sont les meilleurs moyens & out­ils à déploy­er par la DRH, pour favoris­er le développe­ment de lead­ers com­pé­tents ?

Je ne crois pas en la capac­ité d’une entre­prise à for­mer des « lead­ers » en lieu et place de « man­agers ». S’il y a une dimen­sion tech­nique au rôle, elle n’est pas suff­isante pour faire de quelqu’un un leader. Le lead­er­ship, ce n’est pas un ensem­ble de tech­niques ou de « recettes » qu’il suf­fi­rait d’appliquer pour avoir des résul­tats. Pour accéder au lead­er­ship, il faut y met­tre une « âme ».

Un leader, c’est donc quelqu’un qui se con­stru­it, qui se développe. C’est quelqu’un qui cul­tive la dimen­sion humaine de sa per­son­nal­ité pour la porter au rang d’art. Cela ne se décrète pas. On ne décrète pas la pas­sion, on ne décrète pas l’intérêt sincère.

Par con­tre, ce qui peut don­ner des fruits, c’est que l’entreprise engage des lead­ers dans l’espoir d’en voir éclore d’autres à leur con­tact, à con­di­tion que les lead­ers en ques­tion aient une capac­ité à éveiller le désir « d’autre choses » chez leurs col­lab­o­ra­teurs.

Dans votre ques­tion, vous don­nez un qual­i­fi­catif au leader : vous le voulez com­pé­tent. Et je suis d’accord avec vous. Je con­seille tou­jours aux entre­pris­es, dans le cadre de leur recrute­ment, de porter plus d’attention sur la per­son­nal­ité de leurs can­di­dats que sur leurs com­pé­tences. Evidem­ment, il y a un min­i­mum de com­pé­tences néces­saires. Mais il sera tou­jours plus aisé de for­mer tech­nique­ment un can­di­dat qui jouit d’une bonne per­son­nal­ité et qui a juste besoin de com­pléter ses con­nais­sances, que de faire évoluer quelqu’un qui con­naît beau­coup de choses mais qui est pourvu d’un car­ac­tère épou­vantable. Donc, si l’entreprise a pris soin de recruter des « lead­ers », alors une for­ma­tion clas­sique au man­age­ment, ou plus exacte­ment au sys­tème de man­age­ment, et au méti­er peu­vent suf­fire. Si on souhaite con­tin­uer à cul­tiv­er ces « lead­ers », il peut être bon de leur offrir d’autres for­ma­tions pour com­pléter leur pro­fil com­porte­men­tal, mais je pense que cela se fera plus à la demande des intéressés.

Le matin emploi : Quel serait donc l’apport des lead­ers pour l’entreprise en ter­mes de pro­duc­tiv­ité et d’image ?

Enorme ! Dans le cadre des mis­sions cen­trées sur l’accroissement des per­for­mances opéra­tionnelles ou com­mer­ciales que nous menons, nous récupérerons entre quinze et trente points de pro­duc­tiv­ité, et ce essen­tielle­ment en restau­rant la pos­ture de man­age­ment. Lorsqu’on quitte l’entreprise, il lui reste encore entre quinze et trente pour cent de marge à récupér­er. La seule rai­son qui fait que nous ne cher­chons jamais à tout engranger, c’est qu’on ne peut aller plus vite que les hommes et les femmes de l’entreprise. Or tout le monde n’est pas égal devant le défi que représente le change­ment.

Quant à l’impact poten­tiel sur l’image, il suf­fit de se rap­pel­er ce que des hommes comme Jack Welch, Steve Job ou Richard Bran­son ont apportés à leur entre­prise. Les résul­tats par­lent d’eux-mêmes.