Ce n’est un mystère pour aucun Marocain, les prix des denrées alimentaires s’envolent. S’ils sont élevés en temps ordinaire, alors que dire en cette veille de Ramadan où, malheureusement pour beaucoup, cette période fait résonner en eux des envies d’agapes et de tables richement garnies ?
Paradoxalement, pendant que le prix du panier de la ménagère ne cesse d’augmenter, on entend que les producteurs, les éleveurs et les pêcheurs ont de plus en plus de mal à vivre dignement. En cause, une caste de marchands — d’intermédiaires — qui maintiennent leurs prix d’achat très bas — parfois en dessous du prix de revient — et qui, toutefois, n’hésitent pas à demander le prix fort à leurs clients. De surcroît, il est fréquent que plusieurs intermédiaires se succèdent avant d’arriver au consommateur final. En bout de course, cela se traduit par une facture particulièrement douloureuse.
Difficile de ne pas voir dans cette pratique une forme d’usure. On entend parfois dire que Dieu a béni le commerce. Bien que je n’aie jamais trouvé la référence précise à cette affirmation — par contre, effectivement, Allah a interdit l’usure —, peut-on encore comparer le travail d’une bonne part des intermédiaires à du commerce ? Encore faudrait-il, selon moi, qu’ils apportent une plus-value significative qui justifierait les marges prises. Or, il ne s’agit généralement que de transférer la propriété de certaines marchandises d’une main à l’autre, sans aucune transformation ou valeur ajoutée. C’est tout à fait comparable à ce qui se pratique en bourse. Ne pourrait-on voir, dans l’usure, le fait de rémunérer cher un risque insignifiant, voire nul ? Or, c’est bien ce que nous avons ici. Le risque de perdre la marchandise achetée est quasi nul, puisque l’aval est tenu sous tension, et donc dans un état de demande. Par conséquent, la marchandise trouvera toujours acquéreur, quel qu’en soit le cours de vente, simplement parce que le citoyen doit manger.
Alors, comment rendre de la dignité aux producteurs qui supportent tous les risques, et aux plus modestes d’entre nous qui ont besoin ne fût-ce que d’accéder à des biens de première nécessité ? Dieu n’a-t-Il pas dit que chacun avait droit à une part en ce monde ? De quel droit la communauté que nous sommes les en priverions-nous ?
Permettez-moi de digresser un instant. J’ai entendu récemment que, dans certains villages africains, lorsque quelqu’un vole, tout le village se rassemble pour aller lui présenter ses excuses. Les villageois considèrent, en effet, que s’il a été contraint de voler, c’est qu’ils n’ont pas suffisamment prêté attention à sa situation ou ses besoins. Ne sommes-nous pas, peu ou prou, dans la même situation vis-à-vis de nos producteurs ?
Comme je le suggérais ci-dessus, comprenons que ce sont bien les producteurs qui supportent l’écrasante majorité des risques. L’agriculteur porte le risque de voir ses récoltes insuffisantes ou détruites, le pêcheur porte le risque de rentrer bredouille alors qu’il a, entre autres, dépensé de l’argent pour son carburant et l’entretien de son embarcation, l’éleveur porte le risque de voir sa bête tomber malade ou mourir alors qu’il a mis des mois à la nourrir et la soigner. Ces incidents représentent parfois des mois, voire des années, de travail et d’investissements qui se retrouvent perdus. C’est du temps et des efforts qui ne seront jamais rémunérés, alors que, comme tout le monde, ils ont une famille à nourrir et des enfants à élever, à envoyer à l’école, à soigner…
Évidemment, les producteurs ne m’ont pas attendu pour rechercher d’autres débouchés. Nos plus beaux fruits et légumes se retrouvent ainsi, occasionnellement à des prix inférieurs à ceux pratiqués sur les marchés de nos grandes villes, dans les étals de pays étrangers. À la fin, le citoyen marocain se demande s’il ne paie pas plus cher qu’ailleurs des produits qui s’avèrent être de moindre bonne qualité, alors que tous ont été produits localement.
Que faire pour résoudre ce problème ? Je ne prétends pas avoir « la » solution. Je me contente de proposer des pistes que j’espère nuancées. Deux choses, selon moi, pourraient commencer à faire évoluer favorablement cette situation. La première serait de rendre obligatoire le passage par la criée. Terminé la vente de gré à gré où les intermédiaires pèsent de tout leur poids sur le prix donné aux producteurs. Surtout s’il devait, en plus, y avoir une certaine forme « d’entente » entre eux. Nous pourrions même imaginer que, à la criée, les producteurs mettent un prix de réserve en dessous duquel ils ne cèdent pas leurs marchandises. À défaut, le ministère pourrait, au jour le jour ou par saison, définir un prix minimum en dessous duquel on ne peut descendre. Ce serait le prix à partir duquel les enchères commenceraient. Bon, je ne suis pas dupe. Des personnes déterminées arriveront toujours à déjouer les mesures mises en place pour les détourner à leur profit. Vouloir changer cela relève d’un autre défi : celui de l’éducation à la citoyenneté et à la spiritualité. Si nous pouvons choisir de nous y attaquer avec résolution, il nous faut aussi comprendre que cela peut prendre une à plusieurs générations, soit un minimum vingt ans.
L’autre chose qui peut évidemment être faite, c’est de supprimer tous les intermédiaires excédentaires. Cela pourrait se faire en « intégrant » les filières afin de ne laisser en place qu’une poignée de « méga » intermédiaires dont la plus-value serait la logistique. Ainsi, non seulement, ils acquerront les marchandises à un prix honorable pour les producteurs, revalorisant de la sorte la filière, mais en plus, ils l’achemineront jusqu’au point de vente final où le citoyen pourra l’acheter. Si je n’ai pas trop de préoccupation concernant les « petits » marchands, je nourris quelques craintes quant aux centrales d’achat des grandes surfaces, car leur concept de business repose totalement sur l’usure. En effet, leur principe est d’obtenir des marchandises payées à terme, mais vendues au comptant. L’essentiel des bénéfices réalisés par les grandes surfaces se fait donc sur leurs excédents de trésorerie, excédents qu’ils peuvent réinvestir ou placer à intérêt, par exemple.
En supprimant les intermédiaires surnuméraires, non seulement, on rend du pouvoir d’achat aux producteurs, mais on offre aussi au consommateur la capacité de jouir de denrées de meilleure qualité produites localement. En effet, le prix qui peut être offert pour ces dernières entre en concurrence avec le prix proposé par les centrales d’achat à l’étranger. De meilleurs produits, c’est de la dignité en plus pour le citoyen, mais également une meilleure santé, et donc une réduction des dépenses de l’État, ce qui peut se traduire par une pression moindre sur nos impôts ou sur des services communs accrus. Comme les filières ont été intégrées, une bonne partie des acteurs officiellement « disparus » ont retrouvé ou conservé leur travail dans une relation salariale au sein de ces nouvelles entités. Quant aux autres, je suis certain qu’ils trouveront quelque chose à faire pour gagner leur vie. Nous pouvons même envisager les accompagner dans leur processus de réflexion et de création de nouvelles activités qui pourront leur rendre de la dignité par l’économique.
On pourrait regretter que les solutions que je propose aient pour conséquence quelques laissés-pour-contre. Mais, lorsqu’il s’agit de réfléchir ce genre de chose et de poser des choix, il nous faut comprendre que l’intérêt général doit toujours l’emporter sur l’intérêt particulier. Après, à nous de nous montrer responsables et citoyens en accompagnant ces laissés-pour-compte dans leur transition.