Et si nous mettions directement les pieds dans le plat ?

(Arti­cle écrit et posté sur « andragogie.ma »)

Par quoi com­mencer un nou­veau blog ? C’est une ques­tion qui aurait pu longtemps me taraud­er. J’aurais pu me laiss­er aller à l’angoisse de la page blanche. Je pou­vais choisir aus­si de ter­gi­vers­er… Vais-je par­ler de ceci ? Serait-ce cor­rect d’aborder de cela ?…

Heureuse­ment, je ne souf­fre pas de tous ces maux. La seule chose qui compte, mes yeux, c’est de partager ce que je pense vrai­ment. Après, il est pos­si­ble d’avoir ensem­ble une dis­cus­sion, et si vos argu­ments sont solides, j’apprendrai cer­taine­ment quelque chose, ce qui me per­me­t­tra peut-être d’apporter des nuances à ma pen­sée.

Mon sen­ti­ment est que le monde de la trans­mis­sion des savoirs et des con­nais­sances, ce qu’on appelle ordi­naire­ment le monde de l’enseignement, est pris­on­nier du monde et de la pen­sée marchande. Alors qu’il devrait le précéder, il est tombé sous sa coupe. Un peu comme l’ego, le monde marc­hand sera tou­jours un bon servi­teur, mais il fera tou­jours un mau­vais maître. En dom­i­nant nos civil­i­sa­tions, sa pen­sée est dev­enue idéolo­gie. Tout est aujourd’hui soumis au dik­tat de la rentabil­ité, du retour sur investisse­ment, des bud­gets, de la per­for­mance… Tout est d’abord une ques­tion de moyens. Or, s’il y a bien une chose sur laque­lle on a créé la rareté, c’est l’argent. Et si c’est lui qui est rare, cela veut dire aus­si que c’est lui qui arbi­tre.

C’est le banquier qui arbitre l’enseignement

Longtemps, j’ai cru que c’étaient les Min­istres ou le Gou­verne­ment qui posait les choix liés à l’enseignement. Je ne trou­vais déjà pas cela être une bonne chose. Et j’aurais beau­coup de chose à dire à ce pro­pos. Mais, je me suis finale­ment ren­du compte que celui qui pre­nait des déci­sions pour notre avenir por­tait un beau cos­tume et était assis au milieu d’un plateau de bureau dans une belle tour dans les quartiers financiers, j’ai nom­mé le ges­tion­naire de crédit ! C’est lui qui, tous les matins, fait le tri des pro­jets qui lui sont présen­tés. Cet homme, gen­til et aimable au demeu­rant, va décider, à lui seul, quels sont les pro­jets qui méri­tent d’obtenir un finance­ment et ceux qui devront chercher ailleurs. Cet employé n’a aucune ani­mosité envers qui que ce soit, il n’a aucune vel­léité. Ses seuls critères sont ceux du risque et du retour sur investisse­ment. C’est ain­si que le pro­jet d’une nou­velle usine de cig­a­rette pour­ra avoir ses faveurs, alors que les malades qui s’ensuivront vien­dront grev­er lour­de­ment les bud­gets de la com­mu­nauté, tan­dis qu’un pro­jet uni­ver­si­taire ou édu­catif qui pour­rait offrir à nos civil­i­sa­tions des hommes ou des femmes qui fer­ont peut-être leur grandeur demain se ver­ra refuser le sou­tien financier demandé, au pré­texte qu’il n’est pas très rentable.

Et si vous pensez que c’est l’État qui donne l’argent, ce qui sem­ble vrai en apparence, deman­dez-vous tout de même d’où vient l’argent. Certes, il y a vos impôts, mais cela ne suf­fit pas. Com­bi­en a emprun­té l’État ces dernières années pour faire face à ses dépens­es et à la charge de sa dette ? Même si ce sont les min­istères qui parais­sent décider, ils ne le font que dans les lim­ite des bud­gets disponibles. Para­doxale­ment, moins il y a d’argent disponible, plus les coûts de ges­tion sont élevés, car, en pénurie, la pre­mière chose à faire, c’est de gér­er au plus près. Or, cela con­somme des ressources qu’il faut pay­er. Dis plus cru­ment, moins il y a d’argent, plus il y a de fonc­tion­naires. Ces coûts de ges­tions vien­nent grev­er un peu plus les bud­gets déjà insuff­isants, ren­dant donc la sit­u­a­tion encore plus aiguë. Voyez-vous tout douce­ment s’installer une spi­rale infer­nale descen­dante ?

Par où faudrait-il commencer ?

Si nous devions ren­tr­er dans une démarche saine, la toute pre­mière ques­tion que nous seri­ons amenés à nous pos­er est de savoir au ser­vice de quoi l’enseignement devrait être. J’ai bien de « quoi » et non de « qui ». Or, c’est là déjà que le bât blesse. Puisque nous sommes con­fron­tés à la pen­sée marchande, opposons-nous à elle avec ses pro­pres armes. Imag­i­nons un instant que l’enseignement soit une entre­prise. Quel en serait le pro­duit ? Et, surtout, à quel besoin répondrait-il ? Peut-être est un vieux rêve roman­tique, mais je me dis que l’école devrait « met­tre sur le marché » des adultes citoyens capa­bles d’apporter leur con­tri­bu­tion à leur civil­i­sa­tion, des futurs con­joints aimants, des futurs par­ents capa­bles de trans­met­tre. Et, s’il reste du temps, on peut même les for­mer à un méti­er. Aujourd’hui, tout est inver­sé. La seule chose qui sem­ble encore préoc­cu­per l’Enseignement Nation­al, c’est de faire de nos enfants les meilleures ressources pro­duc­tives humaines pos­si­ble. L’humain réduit au statut de moyen de pro­duc­tion. Et comme cela se fait au ser­vice des marchands, des ten­ants de la pen­sée marchande, il faut que le « pro­duit » soit stan­dard­isé, cal­i­bré, uni­forme. Pourquoi ? Parce que ce « pro­duit » sera pro­posé sur le « marché » de l’emploi. Or, s’il y a bien une chose que les marchands savent gér­er, voire manip­uler, c’est un marché. Résul­tat des cours­es : un marché sat­uré de ressources uni­formes face à une demande en déclin. Comme tout marché, celui de l’emploi est soumis aux mêmes règles de l’offre et de la demande. L’enseignement, tel qu’il est conçu aujourd’hui, est la garantie, pour les marchands, de con­tin­uer à dis­pos­er d’une abon­dante main d’œuvre bon marché au ser­vice de la pro­duc­tion de ses prof­its Ras­surez-vous, je ne suis pas con­tre les prof­its1Ras­surez-vous, je ne suis pas con­tre les prof­its. Toute société a besoin de créer de la valeur. Mais toute société aus­si a ses cen­tres de coût. Et ceux-ci sont tout aus­si impor­tants que les entre­pris­es qu’elle héberge et pro­tège..

En prenant la main sur l’enseignement, le monde marc­hand a même fait mieux : il est par­venu à for­mater tous les citoyens qui sont passés entre les fourch­es caudines du sys­tème à sa pen­sée. Le coup de génie aura été de ren­dre l’école oblig­a­toire. Aujourd’hui, ce sont les par­ents eux-mêmes qui exi­gent de l’école de faire de leur enfant cette ressource humaine pro­duc­tive que les marchands, l’espèrent-ils, s’arracheront une fois l’âge adulte atteint. Et les plus for­tunés sont prêts à de grands sac­ri­fices financiers pour y par­venir…

Éveiller les consciences ou changer de paradigme ?

Si nous devions repar­tir d’une feuille vierge, la pre­mière ques­tion serait d’identifier à quels besoins doit répon­dre l’enseignement. De quoi a besoin nos civil­i­sa­tions ? Le pre­mier prob­lème auquel nous seri­ons con­fron­tés serait notre (in) capac­ité à men­er un tel débat. Les forces en présence sont par trop déséquili­brées. Si nous étions dans la sphère spir­ituelle, nous diri­ons qu’il y a d’abord le besoin d’éveiller les con­sciences. Elles se sont lais­sés enfer­mer dans un sys­tème de pen­sée qui les oppresse aujourd’hui. Mal­heureuse­ment, en l’absence de référen­tiel ou d’alternatives, il est impos­si­ble d’aller vers un autre chose qui se pour­rait se révéler plus désir­able. Pour­tant, il fau­dra bien com­mencer quelque part. Cela néces­sit­era oblig­a­toire­ment un change­ment de par­a­digme. Pour y par­venir, il nous fau­dra des con­cepts soutenus par un vocab­u­laire pré­cis.

En atten­dant, avec l’arrivée de la (sup­posée) Intel­li­gence Arti­fi­cielle, les ten­sions sur le marché se font de plus en plus fortes. Nous allons vers la sat­u­ra­tion du marché du tra­vail. La ques­tion qui se pose à nos grands marchands est de savoir que faire d’une telle masse d’humains devenus inutiles et onéreux. Lorsque, dans une entre­prise, on achète un nou­v­el équipement, l’ancien est soit reven­du, soit envoyé à la casse. Comme il y a sat­u­ra­tion du marché, les tra­vailleurs ne peu­vent être « reven­dus », c’est-à-dire placés ailleurs. Il ne reste que la casse. Si nous con­tin­uons à compter sur le monde marc­hand pour trou­ver des solu­tions à cette ten­sion sur le marché, et que, dans le même temps, nous nous des­sai­sis­sons de cette ques­tion, alors sachez que cer­tains y ont déjà pen­sé. Ils l’ont même écrit. Mais ce qu’ils ont imag­iné, en par­faite cohérence avec leur pen­sée, ne va pas vous plaire…

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    Ras­surez-vous, je ne suis pas con­tre les prof­its. Toute société a besoin de créer de la valeur. Mais toute société aus­si a ses cen­tres de coût. Et ceux-ci sont tout aus­si impor­tants que les entre­pris­es qu’elle héberge et pro­tège.