Depuis le début de cette affaire1Campagne de boycott contre Centrale-Danone, Ifriquia et Sidi Ali, je ne me suis pas exprimé. Et je ne tiens toujours pas à le faire sur le fond. Par contre, cet épisode sociétal m’inspire des réflexions et nourrit en moi une grande frustration, une certaine rage et un certain abattement. À bien des égards, la situation me semble paradoxale. Il y a, par exemple, l’égoïsme qui tente de prendre les traits de la solidarité. Il y a des bons ou mauvais procès qui sont faits à certains acteurs, mais pas d’autres. Or, pour moi, le principal accusé n’est pas dans le box : nous !
Nous dénonçons, mais qu’avons-nous fait pour qu’autre chose existe ? Pour qu’une alternative (crédible) vive ? Et depuis le début du conflit, n’avons-nous finalement pas cassé plus que construit ?
La première pensée que nous devrions peut-être changer en nous, c’est d’enfin comprendre que personne ne nous doit rien ! L’État ne nous doit pas un travail. Les entreprises ne nous doivent pas un emploi. Elles peuvent avoir besoin de travailleurs, et nous sommes d’accord de vendre notre force de travail. Après tout, lorsque vous avez mangé suffisamment de fromage rouge, rien ne vous fera acheter du fromage rouge en plus. Pourquoi, dans le paradigme actuel, l’entreprise — ou le monde économique au sens large — devrait-il le faire ? Nous devons donc probablement apprendre à (re)devenir acteur social, acteur économique, voire acteur politique. Maintenant, il y a façon et façon de s’y prendre. Je peux utiliser ma conscience citoyenne pour dénoncer ce que je pense qui ne va pas, je peux l’utiliser pour mettre à bas ceux que je considère — souvent sans autre forme de procès — comme responsables, je pourrais (et devrais, selon moi) surtout en faire usage pour construire. Construire les alternatives crédibles qui pourraient être autant de réponses nouvelles portant des conséquences différentes aux besoins ressentis.
Si nous écoutons ce qui se dit, la classe moyenne qui se sentirait en souffrance a cherché un moyen de faire connaître cette souffrance. Elle se plaint d’être exploitée par le « grand capital » (les riches). Et pour se faire entendre, elle décide d’égratigner les grosses fortunes en attaquant leurs intérêts économiques. Elles ont été égratignées, c’est vrai. Et comme tout être biologique, elles ont mis en place les contre-mesures évitant l’hémorragie. Au final, parce qu’elle se sentirait exploitée par plus riches qu’eux, la classe moyenne, par ses actions et ses appels, a jeté dans une plus profonde misère les plus pauvres qu’eux. C’est un peu comme dans des lits superposés. Si l’enfant du dessus fait pipi la nuit, c’est l’enfant du dessous qui se fait éclabousser.
Cela aurait pu se passer différemment. Mais il aurait fallu pour cela approcher la chose autrement, dans un tout autre état d’esprit, dans une tout autre énergie. En imaginant que le mouvement de colère citoyen choisisse de s’exprimer en attaquant les intérêts économiques de ceux qu’il considère comme à l’origine de son mal-être ou de son inconfort, il aurait pu aussi mettre en place les contre-mesures qui préservent les plus fragiles. Dans une tribu, c’est le plus fort qui prend soin du plus faible. Et non l’inverse ! Qu’aurions-nous pu faire ? Plein de choses, imparfaites certainement, mais qui auraient pu être le début de quelque chose. Nous aurions pu œuvrer dans l’urgence pour trouver des alternatives de traitement au lait non vendu par les éleveurs. Nous aurions pu mobiliser solidairement des compétences pour, par exemple, créer des fromages « solidaires » au design bien identifiable qui auraient été vendus dans des circuits parallèles ou non, en soutien des populations rurales. Nous aurions pu, dans un mouvement écolo et citoyen, fouiller le territoire pour rassembler du matériel pour créer en quelques jours des fromageries de fortune qui puissent tout de même garantir la qualité sanitaire. Nous aurions pu demander à des citoyens travaillant à l’IAV de se pencher rapidement sur des solutions simples à mettre en place pour valoriser le lait invendu dans des conditions de production dégradées. Une fois les façons de faire identifiées, d’autres citoyens auraient pu fouiller le territoire pour rassembler solidairement le matériel nécessaire à la construction de ces unités temporaires (peut-être précurseurs d’unités plus conformes à venir). D’autres citoyens, chacun avec ses talents propres, auraient pu développer les filières de distribution, d’autres la communication, d’autres la mobilisation positive ou les levées de fonds, d’autres l’expérimentation et la recherche…
C’est ce que j’appelle la solidarité active constructive. Je peux être dans la solidarité active en offrant le fthor aux nécessiteux les soirs du Ramadan. Mais ce n’est pas constructif. Les pauvres restent pauvres et livrés à eux-mêmes. J’offre juste un moment de soulagement, mais je ne les aide pas à se reprendre en main. Par contre, avec la solidarité active constructive, je bâtis quelque chose de durable qui pourrait continuer à produire ses effets dans une spirale ascendante vertueuse.
Je pense donc que la citoyenneté, cela ne se résume pas à dénoncer. Je pense même que c’est stérile. La citoyenneté, c’est apporter des réponses concrètes positives dans une solidarité dont je n’attends rien à titre personnel. Et tant pis si c’est imparfait. Dans la vie, je pense qu’il vaut mieux avoir un « idiot » qui marche que deux « intelligents » assis.
- 1Campagne de boycott contre Centrale-Danone, Ifriquia et Sidi Ali