Un ami, pourtant spécialisé dans les nouvelles technologies, me présente un post dans lequel un internaute semble affirmer que l’Intelligence Artificielle ment sur la religion. De prime abord, la question est délicate pour tout croyant, car il ne s’agit évidemment pas de dire des bêtises. On peut se tromper sur l’IA, mais il est spirituellement délicat de se tromper, et surtout de tromper les autres, sur la religion.
Néanmoins, la question peut être abordée tant par le biais des faits historiques que par la compréhension des modes de fonctionnement de la technologie. Je précise d’emblée que je ne suis pas un expert de l’IA. En même temps, je tenterai de rester au plus près de ce que je crois avoir appris de ceux qui en sont à l’origine.
La première chose à faire est de prendre de la distance avec les mots. Certes, tout le monde parle d’intelligence artificielle. Je ne pense pas qu’il s’agisse à proprement parler ici d’intelligence, car cela réclamerait l’existence d’une conscience. Or, il me paraît que la machine en est dépourvue. Par contre, force est de reconnaître sa puissance de calcul. Elle travaille à des vitesses qui dépassent celle de nos propres nerfs. Elle est imbattable sur ce point.
Si on prétend que la machine nous ment, cela veut donc dire que nous avons la possibilité d’apprécier la qualité de sa réponse. Pour cela, il nous faut un grand bagage intellectuel. De plus, il nous faut de grandes connaissances dans le domaine à l’origine de la question. Compte tenu des capacités distinctives de l’homme et de la machine, il me semble que cette dernière peut absorber et traiter infiniment plus de données que n’en est capable l’humain. D’ailleurs, sa base de connaissances est souvent beaucoup plus étroite que celle utilisée par la machine. Mais, ce qui importe surtout de souligner, c’est que l’usage de la machine impose à celui qui y fait appel d’avoir un large socle de connaissances afin de pouvoir apprécier et “challenger” les résultats proposés par la machine. C’est une compréhension qui paraît absente chez beaucoup de pédagogues et d’enseignants qui veulent voir dans l’IA l’avenir de l’instruction : de l’intelligence assistée par ordinateur.
Toujours côté religion, nous savons aujourd’hui que les hadiths dont nous disposons ne sont qu’une infime fraction de ceux ayant existé. Ajoutons à cela tout ce que la science des hadiths exige. Nous le savons, beaucoup de hadiths ont été forgés et apparaissent fort opportunément lorsque les ennemis du Prophète Muhammad (﵌) reprennent la main sur le pouvoir. Je parle évidemment ici des dynasties des Umayyades ou des Abbassides qui n’hésitèrent pas à massacrer – et le mot est faible – jusqu’aux descendants du Prophète (﵌). Maîtriser les chaînes de transmission, mais également connaître le pedigree de chaque rapporteur est essentiel. Ajoutez à cela la remise de ces hadiths dans leurs contextes historiques afin d’y débusquer les impossibilités, et vous aurez à peine le début de ce qu’il faut pour commencer à apprécier la qualité d’un élément de cette source essentielle de droit musulman.
Pour travailler à charge et à décharge, ce qu’on appelle l’IA avec sa puissance de calcul pourrait toutefois se révéler très utile pour faire ce travail délicat. Bien programmée et alimentée en données, elle pourrait rapidement abattre un travail qui pourrait nécessiter toute une vie à un humain. Mais, ceux qui sont aux commandes doivent parfaitement maîtriser le code donné à la machine et se soucier de la qualité des données qui lui sont fournies. En d’autres termes, c’est à l’homme à dominer la machine et non l’inverse. Si on interroge une IA dont on ne connaît pas les bases de références et encore moins la conception, alors il semble impossible, à moins de le lui demander, de savoir comment elle arrive à ses conclusions. Or, les algorithmes sont le nerf de la guerre économique. C’est leur qualité qui distingue les IA sur le marché. Il s’agit donc là un secret bien gardé. J’ai récemment lu un article dans lequel il était précisé que le contrat d’utilisation d’une IA particulière spécifiait qu’il était strictement interdit d’interroger l’IA sur ses algorithmes. En conséquence, à minimums pour des questions commerciales, nous ignorons comment les IA sont programmées. Et, cela pose un problème évident, car toute programmation repose, qu’elle le veuille ou non, sur une idéologie. Non pas que le programmeur ait une intention malveillante, ni même qu’il le fasse volontairement. Simplement, et c’est normal, tout le monde fonctionne et réfléchit en fonction de ses croyances et de sa vision du monde. Pour caricaturer la chose, et en dehors de toute considération spirituelle, l’agnosticisme, comme la croyance en Dieu, peuvent être vus comme la conséquence d’un processus de pensée qui mène les premiers à nier l’existence de Dieu pendant qu’il inspire aux seconds une foi en un Créateur. Peut-on raisonnablement penser que, à une question concernant l’Islam, les réponses qui seraient données par une IA dont la logique repose sur la toute puissance de l’homme soient les mêmes que celle dont la logique reposerait sur l’existence d’un Dieu qui nous transcende ? Probablement pas. La faute n’est pas à rejeter sur la machine, mais sur les biais cognitifs du programmeur. Et, c’est là l’un des dangers de l’IA, selon moi. En l’absence de connaissance permettant à son utilisateur d’avoir un socle de référence solide pour apprécier les réponses données, nous risquons fort de nous retrouver dans un champ de pensée de plus en plus étroit, de moins en moins diversifié. C’est un peu ce qui s’est passé avec le vocabulaire lorsque ce sont les machines qui ont commencé à traduire. Beaucoup de mots sont tombés dans l’oubli. Comme la machine travaille en se fondant sur des statistiques, certains mots étaient jugés plus probables que d’autres et ce sont ceux-là qui ont été systématiquement proposés en traduction. Cela a créé un cercle vicieux. Les mots préférés ont vu leur présence renforcée, ce qui a conforté leur classement statistique. Avec le temps, les autres candidats sont progressivement tombés dans l’oubli, jusqu’à disparaître totalement de nos conversations, ce qui nous a appauvri intellectuellement. En effet, si nous n’avons pas un mot pour quelque chose, cette chose n’existe pas pour nous.
C’est amusant, car il y a même des preuves “spirituelles” à cette dernière affirmation. Le premier verset de l’Évangile selon Saint-Jean dit : « Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était Dieu. Et le Verbe était avec Dieu ». Dans le Coran, nous avons « Koun Faya Koun » (Sois ! Et, la chose est). Donc, Dieu, Qui a la liberté de faire ce qu’Il veut, S’est imposé à Lui-même le fait qu’un mot précède une réalité. D’ailleurs, comment honore-t-Il notre père Adam (﵇) ? En lui donnant le nom des choses (des principes) et en lui demandant d’en enseigner les anges. Pensons-nous vraiment pouvoir nous acquitter de notre mission de Calife d’Allah sur Terre en ayant perdu les mots ?
Alors, est-ce que l’IA nous ment ? Techniquement, non. Elle conclut peut-être à des choses inexactes, mais elles sont seulement la conséquence logique de sa programmation et de la base de connaissances qui est la sienne. Un musulman qui fait un travail sincère de recherche de vérité s’assurera tout d’abord de partir de sources “propres”, c’est-à-dire dénuée de toute erreur ou de toute falsification. Bien qu’il me semble qu’on puisse réduire la base de référence lorsqu’on interroge l’IA, a‑t-elle été, lors de sa conception, instruite avec tout ce qu’il y a à trouver sur internet ou non ? Car, si c’est le cas, il est probable que l’avis des ignorants pèsera tout autant que celui des savants. Or, si l’IA se fonde sur des probabilités, on comprend immédiatement le danger que cela entraîne puisque, dans tout champ d’expertise, il y a plus d’ignorants que de savants. Les risques d’erreurs sont donc loin d’être nuls.
En même temps, est-ce que ces mensonges sont le propre de la machine ? Non. Depuis son avènement, l’Islam est sujet à discussion et à interprétation. Cet effort porte même un nom : Ijtihad. Même s’il peut y avoir consensus sur certains points, il y en a d’autres où les avis des savants s’opposent. Ce sont d’ailleurs ces avis divergents qui sont à l’origine des différentes écoles de pensées reconnues dans l’Islam. Si certaines sont encore bien vivaces, d’autres ont sombré dans l’oubli.
Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de donner un avis, il y a tout un travail de mise en contexte et en perspective à faire. C’est ainsi que certains savants, à l’origine des écoles de pensée, ont pu parfois rendre des avis qui semblent contredire la tradition prophétique. Simplement, compte tenu des circonstances, c’était le bon avis à prendre. Évidemment, dans ce monde dans lequel s’affronte idéologiquement approche spirituelle et vision littéraliste, chacun prêche pour “sa mosquée”. Le manque de science, le faible niveau intellectuel et l’embrigadement poussent de nombreux “fidèles” à l’intolérance. Convaincus de détenir la vérité et persuadé d’être investis d’un devoir eschatologique, nombreux sont ceux à agiter l’arme de l’excommunication. À l’évidence, il ne s’agit plus ici d’une question de technologie, mais bien d’une tentative d’imposer une vision hégémonique de la spiritualité. Les raisons sous-jacentes sont nombreuses et pourraient être étudiées par ailleurs. Mais, c’est une autre question.