Wokisme, cancel culture et risques de tyrannie

Force est de con­stater que depuis quelques années, nous vivons à l’heure du wok­isme et de la « can­cel cul­ture ». De ce que je perçois, cela sem­ble avoir com­mencé, du moins dans sa mas­si­fi­ca­tion, sur les plateaux télés et les réseaux soci­aux, où les con­damna­tions cinglantes et les aban­dons dans les oubli­ettes de l’histoire sont légion. Pas besoin de sci­ence ou de con­nais­sance. On sort une phrase de son con­texte, on s’attache aux mots util­isés et à leur sens sup­posé, et on con­damne. Non au nom d’une vérité sci­en­tifique, mais au nom de valeurs génériques ou d’une ver­tu sup­posée dans laque­lle se drape un chroniqueur ou un abon­né qui s’érige en juge tout-puis­sant. On n’invite plus sur les plateaux cer­taines per­son­nes pour les met­tre en valeur, mais, tels les chré­tiens de l’An­tiq­ui­té, pour les détru­ire.

Évidem­ment, il ne s’agit pas ici de cau­tion­ner les crimes, ni les actes qui, de tout temps, ont été morale­ment réprou­vés. Un crime reste un crime, et ce doit d’être con­damné. En même temps, il doit l’être selon les règles et à tra­vers les mécan­ismes mis en place dans nos sociétés. Mal­heureuse­ment, beau­coup de con­damna­tions sont portées en dehors des tri­bunaux aujourd’hui. D’ailleurs, beau­coup de tri­bunaux n’auraient prob­a­ble­ment jamais con­damné ces per­son­nes pour les faits que cer­tains leur reprochent. Le wok­isme devient ain­si une façon de faire jus­tice en imposant sa loi et non plus celle de notre pays. À cela, cer­tains argueront que la loi n’est plus en phase avec la société d’aujourd’hui ou avec les aspi­ra­tions du peu­ple (ou du moins d’une par­tie de celui-ci). Le prob­lème, c’est que nous nous sommes de plus en plus dés­in­téressés de la chose publique, et nous avons per­du l’habitude d’exercer saine­ment notre citoyen­neté. Nos choix ont des con­séquences. Nous pou­vons pos­er tous les choix que nous voulons, mais nous ne pou­vons échap­per à la con­séquence de nos choix. Nous ne pou­vons pas aban­don­ner l’exercice de notre citoyen­neté et vouloir que les choses restent en phase avec nos aspi­ra­tions dans un débat nation­al sain.

En y regar­dant de plus près, je crois con­stater que, glob­ale­ment, ces deux courants con­cour­ants, que sont le wok­isme et la « can­cel cul­ture », sont essen­tielle­ment portés par les jeunes généra­tions, jeunes généra­tions qui sont prob­a­ble­ment en rup­ture avec leurs aînés. Il peut y avoir beau­coup de raisons à cette rup­ture qu’on ne peut que con­stater. Et cer­taines peu­vent être valides. En même temps, le procédé me paraît spé­cieux. Des paroles ou des actes d’hier sont éval­ués hors con­texte selon les valeurs d’aujourd’hui ! C’est comme si, aujourd’hui, nous posions des actes ou tenions des pro­pos en toute bonne foi selon la cul­ture, les con­nais­sances et les règles civil­i­sa­tion­nelles du moment, et que nous nous fas­sions con­damn­er de les avoir eus dans quar­ante ans, au pré­texte que le temps nous aurait offert le recul néces­saire pour com­pren­dre pourquoi, éventuelle­ment, ces paroles ou ces actes n’étaient pas des plus oppor­tuns, ou sim­ple­ment parce que les règles de la société auraient évolué. Je me garde bien de pré­cis­er ici « en bien » ou « en mal ».

Avec le wok­isme, et sa con­séquence qu’est la « can­cel cul­ture », les émo­tions pren­nent le dessus. On s’offusque, on s’émeut, on se scan­dalise. La sim­ple puis­sance de ces émo­tions sem­ble suf­fire à avoir rai­son. Drôle de façon d’ailleurs de dire ici les choses, car du raison­nement, il n’y en a plus ou alors trop peu.

Une des car­ac­téris­tiques majeures du wok­isme, selon moi, est d’agir de manière manichéenne. Cela rap­pelle George W. Bush qui affir­mait en sub­stance que tous ceux qui n’étaient pas avec l’Amérique étaient con­tre l’Amérique. D’ailleurs, si nous avions besoin d’un mar­queur tem­porel pour la nais­sance du wok­isme, peut-être est-il à trou­ver dans ce dis­cours mar­tial post onze sep­tem­bre. Avec le wok­isme, il n’y a plus de nuance, plus d’argument tan­gi­ble, plus de débat. Pour para­phras­er ce Prési­dent améri­cain, ou tu me donnes rai­son en con­damnant ce que je con­damne, ou tu fais par­tie de ceux que je dénonce, en con­séquence de quoi tu dois, toi aus­si, pass­er à la trappe de l’histoire.

Para­doxale­ment, dans un monde occi­den­tal de plus en plus laïque sociale­ment, le wok­isme est devenu l’inquisition des temps mod­ernes. On excom­mu­nie à tour de bras. Mal­heur à ceux qui ont une pen­sée nuancée, con­tex­tu­al­isée ou sci­en­tifique solide. Mal­heur à ceux qui ont un référen­tiel dif­férent. Ce n’est plus le fait sci­en­tifique ou l’argument raisonnable qui a rai­son, mais la majorité.

De manière sur­prenante, des actes qui auraient été con­damnables de tout temps peu­vent, avec le wok­isme, devenir totale­ment accept­a­bles dans un mode de pen­sée binaire, sim­ple­ment parce que quelqu’un de pop­u­laire et dans lequel beau­coup se recon­nais­sent se dit choqué. Alors que dans un cer­tain nom­bre de cas, il sem­ble évi­dent que l’accusateur a en lui des blessures non résolues qui le pousse à l’action, jamais ce dernier n’est mis en face de lui-même pour qu’il ques­tionne ses pro­pres moti­va­tions. Il est devenu plus facile de con­damn­er les autres que de faire face à ses pro­pres démons ou de répar­er ses pro­pres blessures.

Beau­coup d’aînés, à l’instar de Jean-Paul Brighel­li, dénon­cent l’effondrement cog­ni­tif et intel­lectuel des jeunes généra­tions. Même si je ne suis pas d’accord avec tout ce que ce dernier dit ou écrit, je ne peux que, glob­ale­ment, rejoin­dre ses con­stats. Lorsqu’on n’a pas d’argument à présen­ter et qu’on n’est plus capa­ble de débat­tre, il reste la force brute. Les émo­tions portées en ban­doulière sont un peu le gla­d­ius, le tri­dent ou la lance de ces glad­i­a­teurs des temps mod­ernes com­bat­tant dans les cirques que sont devenus nos plateaux télé ou nos réseaux soci­aux. Dans l’arène, que vous soyez bril­lant intel­lectuelle­ment ou non importe peu, car c’est celui qui frappe le plus fort qui gagne. La sanc­tion du per­dant sera sou­vent la mort, aujourd’hui portée médi­a­tique­ment, voire his­torique­ment. À croire que George Orwell était vision­naire.

Mais à quoi peut bien servir le wok­isme et la « can­cel cul­ture » aujourd’hui ? J’ai le sen­ti­ment depuis un cer­tain temps que notre monde occi­den­tal est occupé à gliss­er de la démoc­ra­tie à la tyran­nie. Dans ce con­texte, je me rap­pelle que, à la prise de pou­voir par Mao et le par­ti com­mu­niste, ce sont pour beau­coup les enfants qui dénon­cèrent leurs pro­pres par­ents, au pré­texte que ces derniers n’étaient pas dans la ligne de pen­sée du Par­ti. La jeune généra­tion chi­noise de l’époque a aidé à net­toy­er, non pas eth­nique­ment, mais idéologique­ment, la jeune république chi­noise. Facile, dans ces con­di­tions, de pou­voir compter sur une majorité écras­ante pour asseoir son pou­voir. De nos jours, les aînés sont un peu le cail­lou dans la chaus­sure de ceux qui veu­lent un monde plus autori­taire. Ils ont con­nu autre chose, ont gran­di dans un con­trat social dif­férent, dans un pro­jet civil­i­sa­tion­nel dif­férent. Ils ont défendu, cer­tains toute leur vie, d’autres valeurs et expres­sions de ces valeurs. Cer­tains peu­vent être por­teurs d’une cer­taine tra­di­tion, par­fois mil­lé­naire. Évidem­ment, tout ce qu’a pro­duit le passé n’est pas à garder. Avec le recul offert par le temps, nous pou­vons voir les con­séquences, de temps en temps mal­heureuses, de cer­tains choix moins oppor­tuns. Savoir tir­er les leçons de l’histoire est impor­tant. En même temps, tout appren­tis­sage passe par des échecs. Et nos civil­i­sa­tions n’échappent pas au proces­sus d’apprentissage. Par con­tre, juger des choses et des faits en les décon­tex­tu­al­isant crée, selon moi, un biais dom­mage­able qui ne per­met pas d’apprécier les choses du passé en toute objec­tiv­ité et intégrité. Avec l’installation du wok­isme, on vient de nous faire le coup du bal­anci­er : au lieu de retrou­ver des équili­bres plus justes, notre civil­i­sa­tion est allée se posi­tion­ner à l’autre extrémité. Elle s’est donc placée dans une posi­tion insta­ble. Imman­quable­ment, elle repren­dra sa course dans l’autre sens prochaine­ment. Par prochaine­ment, j’entends un laps de temps con­forme au temps des civil­i­sa­tions. Ce peut être cinq, dix, vingt, trente ou quar­ante ans, voire plus. Mais cela vien­dra néces­saire­ment. Saura-t-on lui trou­ver un équili­bre sta­ble et sain, ou repren­dra-t-elle sa course folle vers l’autre extrémité, entre­tenant ain­si un mou­ve­ment per­pétuel mal­sain ? Seule l’histoire du futur l’apprendra un jour aux hommes de son époque.