Le paradoxe de l’idéal démocratique et ses conséquences…

Préalable

Pour abor­der ce qui suit avec sérénité et nous offrir une chance de véri­ta­ble­ment com­pren­dre le piège intel­lectuel dans lequel nous sommes prob­a­ble­ment enfer­més, il nous faut appren­dre à tenir en respect nos tenus pour acquis, à tenir à dis­tance des rela­tions de caus­es à con­séquences qui n’ont de logique et de vérité que l’apparence. Le risque est de, par pré­sup­po­si­tion, prêter à mes pro­pos des affir­ma­tions con­séquentes que je n’ai pas. Ce risque, c’est le prix à pay­er pour ten­ter ensem­ble de démêler la pelote con­ceptuelle civil­i­sa­tion­nelle dans laque­lle nous sommes intriqués.

L’idéal démocratique

L’idéal de la démoc­ra­tie me sem­ble repos­er sur une idée généreuse qui peut se résumer par « le pou­voir sur le peu­ple par le peu­ple ». Qui ne pour­rait être séduit par cette idée ? Non pas que cha­cun veuille néces­saire­ment être aux com­man­des de la société, mais cha­cun aspire à min­i­ma à ne pas subir les con­traintes jugées déplaisantes imposées par le pou­voir que détiendraient d’autres. Si nous par­tons du principe que chaque être humain est unique, cela veut dire qu’il l’est très prob­a­ble­ment aus­si au niveau de sa per­son­nal­ité, de son car­ac­tère, de sa vision du monde et de ses aspi­ra­tions. En ter­mes plus sim­plistes, nous pour­rions dire que cha­cun aspire à quelque chose qui lui est pro­pre, si pas dans son inti­t­ulé, au moins dans sa réal­ité sub­jec­tive. Nous pou­vons donc com­pren­dre que ce que peut rechercher chaque humain, c’est de se préserv­er de ce qu’il pour­rait con­sid­ér­er comme arbi­traire et de se défendre con­tre tout ce qui s’opposerait à son « auto-déter­mi­na­tion », soit en d’autres ter­mes l’expression de son iden­tité, de son indi­vid­u­al­ité.

Mais peut-on être à la fois dirigeant et dirigé ? La logique bute con­tre ce con­cept. Dis avec d’autres mots, il est dif­fi­cile d’être à la fois dom­i­nant et dom­iné. Donc, le « pou­voir sur le peu­ple par le peu­ple », toute généreuse que puisse être l’idée, ne tient pas la route. Peut-être que notre échec à faire fonc­tion­ner nos civil­i­sa­tions, et les souf­frances qui en découlent, tient dans cette aber­ra­tion. Cela veut-il dire que je prône la tyran­nie ? Non ! En même temps, fort est de con­stater que, si nous accep­tons d’utiliser les mots selon leur sens, nos civil­i­sa­tions sont, depuis quelque temps, en train de migr­er vers cette forme de gou­ver­nance. Si au niveau du con­cept, l’idée nous est insup­port­able, au moins cela a l’avantage de clar­i­fi­er la sit­u­a­tion et de nous sor­tir du para­doxe. Est-ce dans ce type de société que j’aimerais vivre ? La réponse est très prob­a­ble­ment non. Mais là n’est pas la ques­tion aujourd’hui.

Raisons possibles de notre aveuglement

Ne dit-on pas que la pre­mière étape dans la réso­lu­tion d’un prob­lème est d’abord de recon­naître qu’il y en a un ? Je vois pour l’instant trois raisons qui nous empêchent de voir ce glisse­ment.

La pre­mière est idéologique. Le fait de porter et défendre active­ment la démoc­ra­tie rend la per­son­ne aveu­gle à la réal­ité des faits. Elle sent bien qu’elle ne vit pas dans son idéal démoc­ra­tique, mais elle pense que les règles du jeu sont celle de la démoc­ra­tie. En fait, il est aisé d’observer que ces règles ont imper­cep­ti­ble­ment glis­sé ces dernières décen­nies. Elles sont déclarées comme étant démoc­ra­tiques, alors qu’elles sont au ser­vice d’autre chose. C’est ce qui se passe lorsque, à l’image de ce qu’on a pu voir à divers­es repris­es dans l’hémicycle français, on accepte sans bronch­er un dis­cours totale­ment décon­nec­té des faits objec­tifs.

La deux­ième est au niveau de la (pseu­do) logique et du vocab­u­laire. Le glisse­ment de sens des mots fait que des mots issus du con­texte de la démoc­ra­tie cou­vrent des con­cepts et un champ de com­préhen­sion dif­férents. C’est un peu le loup qui se déguise en agneau pour mieux attrap­er son met de prédilec­tion. Si nous voulons mieux com­pren­dre ce phénomène, peut-être devri­ons-nous relire l’un de nos clas­siques : 1984, de George Orwell.

Le troisième tient au fait d’avoir le nez dans le guidon. Nous espérons encore tir­er notre épin­gle du jeu. Nous sommes coincés dans ce frag­ile équili­bre entre espoir et peur, équili­bre qui nous main­tient dans un état de sidéra­tion. Nous sommes telle­ment occupés à ten­ter de nous en sor­tir, que nous sommes aveu­gles au fait que les choses ne sont pas ce qu’elles pré­ten­dent être, et nous ne voyons pas le piège dans lequel nous sommes enfer­més. Et même si nous avons quelque peu con­science des con­ces­sions que nous accor­dons, nous en avons telle­ment faites que nous sommes tou­jours dis­posés à en faire une de plus en échange (de l’espoir) d’un retour à la nor­male. Ce phénomène est bien con­nu dans la psy­cholo­gie de la manip­u­la­tion.

Un modèle irrémédiablement tiré par la médiocrité

Pour mesur­er les con­séquences de notre con­cep­tion démoc­ra­tique, il nous faut appren­dre à analyser les choses à dif­férentes échelles : à l’échelle indi­vidu­elle, mais aus­si à l’échelle col­lec­tive. Si un groupe humain est bien com­posé de plusieurs indi­vidus, il est aus­si une per­son­ne. Une « per­son­ne morale », certes, mais une per­son­ne. Cette per­son­ne a donc son car­ac­tère, ses qual­ités (et ses défauts), son sens, sa mis­sion de vie… Beau­coup de choses aujourd’hui plaident pour cette com­préhen­sion. Tout d’abord le Droit, qui recon­naît des droits et des oblig­a­tions aux per­son­nes morales. La soci­olo­gie, qui en a fait son ter­rain d’étude. La biolo­gie et les sci­ences du vivant, qui recon­nais­sent dans leurs échelles de grandeur la pop­u­la­tion. C’est le cas d’ailleurs de la médecine et de la phar­ma­cie, puisqu’on nous par­le pour l’instant « d’immunité col­lec­tive ». Donc, il y a bien des êtres qui nous tran­scen­dent et aux­quels nous par­ticipons. Ce sont les groupes humains. À ce titre, nos sociétés conci­toyennes sont donc des per­son­nes.

Alors, de quelles qual­ités jouis­sent nos sociétés ? Comme ces sociétés ne sont au final que la résul­tante de nos inter­ac­tions, nous pour­rions penser qu’elles jouis­sent de qual­ités qui sont à trou­ver dans la moyenne des qual­ités indi­vidu­elles. Mal­heureuse­ment non. Même si ce devait être le cas, ce ne serait déjà pas bien bril­lant, car une société est par nature une pyra­mide où, à son som­met, il y a une petite poignée de per­son­nes par­faite­ment accom­plie sur une qual­ité, suiv­ie en cela d’un ven­tre mou de per­son­nes en devenir, et d’une masse de per­son­nes très en retard sur le développe­ment de la qual­ité en ques­tion. La moyenne ne serait donc pas très reluisante.

Pour l’instant, j’ai ten­dance à penser que la qual­ité pro­fessée par une per­son­ne morale ne peut être que celle des per­son­nes les moins évoluées. Pourquoi ? Sim­ple­ment parce que c’est la seule façon d’avancer en embar­quant tout le monde. C’est seule­ment de cette façon qu’une société ne laisse per­son­ne au bord du chemin. Une autre façon de l’expliquer serait de com­pren­dre que, pour sur­vivre, même les per­son­nes plus évoluées sur une qual­ité sont tirées vers le bas par les autres sim­ple­ment parce que ces pre­mières ressen­tent le besoin de se pro­téger, de se met­tre en sécu­rité. Elles ont donc, prob­a­ble­ment incon­sciem­ment, le sen­ti­ment qu’il leur faut, par défaut, jouer le jeu selon les règles les plus com­muné­ment présentes.

Une démoc­ra­tie est donc un sys­tème qui tire vers la médi­ocrité. Il y a quelques élites (intel­lectuelles, com­porte­men­tales…), un ven­tre mou moyen et une masse d’imbéciles sur tout sujet don­né. Par­faite­ment en phase avec son pro­jet, la référence de base de la démoc­ra­tie est la majorité. Par nature, la majorité est donc médiocre.

Rien de sur­prenant alors d’avoir vu émerg­er ces dernières années ci et là en Europe ou dans le Monde, de par­faits imbé­ciles à de hautes fonc­tions gou­verne­men­tales. Rap­pelons-nous, pour ne pren­dre que cet exem­ple, de la Secré­taire d’État Sibeth Ndi­aye qui déclarait ne pas être capa­ble de… met­tre un masque ! (sic) Dans la ges­tion de la crise actuelle, la voix des savants est étouf­fée au prof­it de celle des puis­sants, c’est-à-dire, sup­posé­ment, des représen­tants du peu­ple. À moins de leur prêter d’autres inten­tions — ce qui est intel­lectuelle­ment tou­jours pos­si­ble –, ces derniers seraient bien à l’image de la société citoyenne actuelle : incom­pé­tents !

Premier pas vers une solution

Pour douce­ment arriv­er à une con­clu­sion toute tem­po­raire, nous avons une fois de plus ici la démon­stra­tion qu’un prob­lème ou un besoin mal for­mulé débouche sur des solu­tions inopérantes, voire des solu­tions aux con­séquences dra­ma­tiques. Recon­naître qu’au sein des humains il puisse y avoir une élite devrait être un pre­mier pas. Par élite, je ne par­le pas de pou­voir, mais d’aptitudes et de com­pé­tences. Nous n’avons pas besoin « d’égalité » au sens où nous l’entendons dans nos démoc­ra­ties, avec la dérive de leurs con­cepts, comme « l’égalité des chances » ou « un homme, une voix ». Cette égal­ité à laque­lle nous aspiri­ons en démoc­ra­tie n’était prob­a­ble­ment qu’une solu­tion que nous entrevoyions pour préserv­er notre part légitime con­tre les assauts poten­tiels des malveil­lants. Nous n’avons pas besoin d’égalité, c’est-à-dire de quelque chose qui, par nature déjà, n’existe pas. Par con­tre, nous avons prob­a­ble­ment légitime­ment le droit à aspir­er à « l’intégrité de nos per­son­nes », à une « auto-déter­mi­na­tion » bien com­prise, à « l’épanouissement » de nos tal­ents, au respect, à la sécu­rité… En d’autres ter­mes, nous avons le droit d’aspirer à nous épanouir dans la société, dans une pro­fes­sion, dans notre vie sen­ti­men­tale… tout en préser­vant notre capac­ité à vivre en société.

Aujourd’hui, nous dis­posons d’assez de recul pour raisonnable­ment penser que le mod­èle démoc­ra­tique a fail­li. Les con­séquences de ce choix de gou­ver­nance civil­i­sa­tion­nelle sont vis­i­bles main­tenant. Penser qu’on pour­rait le répar­er est une illu­sion, car ses prin­ci­paux défauts sont intrin­sèques. D’ailleurs, l’Histoire ne se trompe pas. Comme Pla­ton l’avait prédit, nous sommes occupés à gliss­er vers la tyran­nie. Pour­rons-nous y échap­per ? C’est peu prob­a­ble, car nous sommes en présence ici d’un déter­min­isme his­torique. Nous pour­rions aus­si l’expliquer en dis­ant qu’il y a une telle énergie ciné­tique, une énergie qui vient de telle­ment loin, qu’il est impens­able d’imaginer qu’on puisse infléchir la tra­jec­toire. Tout au plus, nous met­trons nous en tra­vers sur notre tra­jec­toire, ajoutant ain­si à notre manque de con­trôle.

Et en imag­i­nant même que nous puis­sions mod­i­fi­er notre tra­jec­toire, pour aller où ? Pour nous ren­dre vers quel mod­èle ? Pour con­stru­ire quoi ? Nous n’en avons même pas encore une pre­mière esquisse.