Il est difficile de nier que le monde change. En même temps, impossible de ne pas voir dans cette affirmation une lapalissade. Pourtant, il y en a une autre à laquelle beaucoup d’entre nous semblent aveugle : si le monde change, c’est que nous l’avons changé ! Et personne d’autre !
C’est de nos mains que nous avons détruit le monde dans lequel nous nous sentions bien.
Oh ! J’en entends déjà certains crier haut et fort que c’est la faute du gouvernement, des patrons, des capitalistes, des syndicats, des biologistes, des médecins, des chercheurs, des puissants… bref : des autres ! Il est évident que certains ont dû agir pour que nous en soyons là où nous en sommes. Mais ce n’est pas nécessairement ceux à qui nous pensons d’emblée. Car, comprenons-nous bien, les dirigeants, quels qu’ils soient, n’ont pas le pouvoir de changer le monde. Ils ne peuvent que forger une vision puis définir une stratégie, mais il leur est impossible de la mettre en œuvre par eux-mêmes. Il leur faut des bras et des jambes pour le faire, c’est-à-dire nous. Par exemple, ils ont déclaré le confinement, et nous avons accepté de rester chez nous. Ils ont déclaré la fermeture des restaurants, des commerces, de l’économie… et, peut-être à contrecœur, nous avons obéi. C’est de nos mains que nous avons détruit le monde dans lequel beaucoup affirment aujourd’hui qu’ils s’y sentaient bien. C’est de nos propres mains que nous avons saccagé notre économie et créé les drames sociaux en cours.
Prenons conscience de notre part de responsabilité.
Qui suis-je pour parler ainsi ? Car j’imagine déjà certains commentaires rageurs comme : « Encore un vieux qui parle ! » ou « C’est la faute aux gens de sa génération si nous en sommes là ! »… J’ai 57 ans, c’est vrai, et avec le recul, j’atteste que, de mon point de vue, nous jouissons d’infiniment moins de libertés que du temps de ma jeunesse. Il faut dire que la période 1974–1990 fut une période où les droits et le poids des citoyens que nous sommes furent les plus significatifs. Maintenant, je suis générationnellement prêt à assumer qu’une part de la responsabilité de ce que nous vivons aujourd’hui soit due à des choix inopportuns produits par ceux de mon époque. L’avantage, c’est que l’auto-critique permet de tirer les leçons des expériences du passé afin d’éviter de commettre la même erreur deux fois. Encore faut-il savoir quelle leçon tirer. Si nous recherchons la cause dans les choix politiques, les injonctions patronales… nous sommes à côté de la plaque. Par contre, si nous tentons de comprendre comment nous en sommes arrivés à être complice de ces situations et ce que nous aurions pu faire pour prendre mieux conscience des choses et ne pas offrir de prise à la manipulation, alors nous tirons des leçons utiles. Nous ne pourrons jamais maîtriser ce qui nous est extérieur. Par contre, nous jouissons de la pleine maîtrise de ce qui nous concerne.
Vivons-nous quelque chose d’inéluctable ?
Ce que nous vivons aujourd’hui, nous l’avons déjà vécu dans l’histoire. Dans l’histoire récente, mais surtout dans l’histoire plus lointaine. Malheureusement, rares sont ceux qui connaissent encore l’histoire et les religions (qui sont aussi beaucoup porteuses d’histoire et d’enseignements). Comment reconnaître un ennemi lorsque nous ne le connaissons pas ? Si nous n’avons aucune idée de son existence ni de ce à quoi il ressemble, à pourrions-nous le reconnaître ? Les choses ne vont pas bien. Cela, nous nous en rendons compte. Par contre, nous ne parvenons pas clairement à comprendre l’origine de la situation.
Oh ! Ce que nous vivons aujourd’hui ne s’est pas fait en un jour. Mais comme le vent qui déplace les dunes, grain par grain, nous terminons calmement de scier la branche sur laquelle nous sommes tous assis. Comment ? En occultant le fait que nos actes, même produits dans le cadre d’un contrat de travail, ont des conséquences, et en niant notre responsabilité.
Pour mieux le comprendre, prenons un exemple simple. Imaginons un informaticien qui travaille pour nourrir sa famille. Sa hiérarchie lui demande de concevoir et de mettre en place de nouveaux systèmes d’information qui automatiseront de nouvelles tâches. Par le contrat de travail qui le lie, il n’a aucune raison de s’opposer à cette demande. De plus, il pense avoir besoin de ce travail pour subvenir aux besoins de ses proches. Il s’exécute donc. S’il aime son métier, il se passionnera même pour le sujet et trouvera des façons très efficaces de réaliser ce qui lui est demandé. En contrepartie, il recevra certes son salaire, mais aussi la reconnaissance de son génie, les félicitations de sa hiérarchie. Peut-être recevra-t-il aussi une promotion, une plus belle voiture, une prime en fin d’année. En même temps, le fruit de son travail permet à l’entreprise de se passer d’hommes et de femmes qui gagnaient ou auraient pu gagner un salaire pour faire ce travail, laissant ainsi dans la précarité tout un pan de nos concitoyens.
Une question de cohérence des projets économiques et civilisationnels.
Certains penseront que c’est la marche inéluctable de la science ou de l’histoire. C’est possible, en effet. En même temps, le problème n’est pas l’évolution des technologies, mais la cohérence entre la dimension économique de nos civilisations et nos sociétés humaines. Pour reprendre notre exemple, quand le dernier informaticien aura ôté son travail à la dernière personne, c’est-à-dire lui-même en l’occurrence, dans quelle société vivrons-nous ? De quoi vivrons-nous ? Comment vivrons-nous ? Nous n’avons pas répondu à ces questions. Si certains, comme le philosophe français Bernard Stiegler, ont consacré une partie de leur existence à plancher sur la question, que connaissons-nous de leurs travaux ? Avons-nous seulement le vocabulaire pour commencer à comprendre les termes de la réflexion que nous devrions collectivement mener et pour laquelle il nous faut aujourd’hui rapidement des réponses ? Qui comprend des mots comme anthropocène, antropie (avec un a), négantropie, singularité, transhumanisme… Si nous n’avons pas le vocabulaire, nous ne pouvons réfléchir ces choses. Il faut savoir que notre pensée repose sur des mots. Or, nous n’avons pas ces mots. Nous ne pouvons voir ce qu’on ne peut nommer. Un mot précède toujours la capacité à percevoir toute chose. Privé d’histoire, de connaissances et de vocabulaire, nous sommes des aveugles qui marchent dans le noir à tâtons sans conscience du précipice vers lequel nous nous dirigeons peut-être. Et de cet état de faiblesse, nous en sommes aussi responsables. Au lieu de consacrer tant de temps à des loisirs ou des plaisirs, nous aurions pu en consacrer une partie à lire des livres, à nous instruire.
Le problème, c’est que nous avons le choix.
Pour supporter la situation actuelle et mettre le cerveau sous anesthésie, certains pratiquent la pensée magique : il y aura des solutions (sous-entendu, favorables), ou les nouvelles technologies apporteront leur lot d’emploi… Peut-être, mais dans quel rapport à l’autre, à l’entreprise, à l’État, à l’économique… Avec quelles libertés, quelle dignité, quel projet civilisationnel, quel projet de vie ?
Si très rapidement, nous ne commençons pas à avoir du courage en ouvrant les yeux sur les conséquences potentielles de nos actions, même si ces dernières nous ont été commandées dans le cadre d’une relation de travail, je crains que la transition platonicienne de la Démocratie à la Tyrannie ne soit inéluctable. Nos choix ont des conséquences. Nous pouvons poser les choix que nous voulons. Personne ne peut nous en empêcher. Tout ce qu’il peut faire, c’est changer les termes du choix. Mais nous avons toujours le choix. La seule chose que nous ne puissions faire, c’est échapper aux conséquences de nos choix. Il y a nos choix personnels et il y a nos choix en tant que société humaine, en tant que groupe humain. Si individuellement, il semble encore possible de poser certains choix signifiants, que nous reste-t-il aujourd’hui comme marge de manœuvre en tant que groupe ? Si nous ne choisissons pas de vivre notre vie plus en conscience, je crains fort que, en tant que civilisation, nous nous prenions le mur violemment. Saurons-nous faire notre autocritique et redresser à temps ?